Le Sourire du Scribe, 2

Publié le par Louis Racine

Le Sourire du Scribe, 2

Surmonté d’une arche de pierre reposant sur des piliers trop gros, dont l’un mentionnait le nom du lieu, Les Sycomores, il était grand ouvert sur une allée conduisant d’une part et en droite ligne à un garage où luisait, entre deux emplacements vides, une voiture plus imposante que la mienne, d’autre part, sinueusement, à ce genre de maison de maître que se transmettent, souvent par héritage, les représentants de nos plus bourgeoises confréries, en particulier les médecins à nombreuse progéniture : un blanc bâtiment rectangulaire au toit couvert d’ardoises, avec une profusion de portes-fenêtres au rez-de-chaussée et six ou sept chambres à l’étage, sous un grenier aménagé en salle de jeux pour les enfants des enfants (là, je me trompais) ; quelques satellites distribués autour de cette masse, le tout dans un parc bien entretenu et planté, comme promis, de sycomores, mais aussi d’autres beaux arbres.

Debout sous l’arche, j’hésitai un instant. Que faire de ce Luger dont la présence au fond de ma poche me paraissait un comble d’incongruité ? Je fus tenté de le jeter quelque part dans le parc. Je me retournai. J’étais invisible de la maisonnette, mais pas de la maison. Bon, plus tard.

Je laissai sur ma droite un pavillon totalement obscur et, d’un pas rapide, atteignis le perron, qu’éclairaient deux lampadaires imitant des becs de gaz pour quelques sphinx. Il y avait, en contrebas, un massif de millepertuis. J’y laissai tomber comme machinalement le pistolet. Il atteignit le sol avec un bruit mat, des plus discrets.

Ayant repassé mon texte, je sonnai.

La porte s’ouvrit sur un délicieux visage de jeune fille, et se referma.

Doublement déçu, je compris que l’eau du ciel n’avait pas rendu plus avenante une apparence qui par temps sec ne l’était que médiocrement. Je contemplai mes mocassins détrempés, mon pantalon flasque, mon imperméable ruisselant.

Pas de quoi quand même endormir le sens de la solidarité.

Je sonnai avec un peu plus d’insistance, risquant un « Mademoiselle, s’il vous plaît ! » qui retentit sinistrement dans la nuit naissante, tandis que se tenaient des conciliabules derrière la porte.

Cette fois, elle resta ouverte, mais la jeune fille avait bien pris trente ans.

– Excusez-moi de vous déranger, démarrai-je en force, mais vous m’obligeriez beaucoup en me permettant d’utiliser votre téléphone. C’est que, voyez-vous, je viens de verser dans le fossé devant votre belle demeure.

La dame me dévisageait sans plaisir manifeste, attentive toutefois.

– Je sais que je n’aurais pas dû, l’amadouai-je.

Elle sourit, puis :

– Nous n’avons pas le téléphone.

Incroyable.

– Mais entrez donc.

Allait-on me proposer l’aide d’un tiers ? Un cordial, peut-être ? C’était toujours bon à prendre. Je m’exécutai.

On me laissa m’égoutter quelques secondes dans le vestibule, puis mon hôtesse reparut, enfila un ciré qui pendait par là, attrapa un parapluie, et, me poussant presque dehors :

– Je vais vous conduire au village, il y a une cabine. À tout de suite, Estelle !

La pluie avait redoublé d’intensité.

– Je n’aime pas conduire la voiture de Georges, mais pour cinq minutes...

– Vous m’excuserez si je ne vous offre pas de prendre le volant.

Elle eut le même sourire que tout à l’heure. Devant ce mélange de flegme et de résolution, j’éprouvai un sentiment, une sensation eux-mêmes composites ; il y entrait du respect, de l’admiration et une espèce d’inquiétude incompréhensible.

– Je regrette d’avoir effrayé votre fille, dis-je en prenant place dans l’immense Mercedes noire (un modèle dont la cylindrée, me surpris-je à calculer, était exactement quadruple de celle de ma R11 ; coûteux anachronisme, mais si le propriétaire avait les moyens...). C’était involontaire.

– C’est vrai que vous n’avez pas l’air si terrible.

Le moteur vrombit. Six litres neuf, quand même. Nous sortîmes de la propriété.

– Vous attendez quelqu’un ? m’enquis-je indiscrètement.

– Nous laissons souvent le portail ouvert. Mais vous avez raison, nous attendons nos enfants. Ils ne devraient d’ailleurs pas tarder.

 

(À suivre.)

Illustration : Isabelle Ardouin

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