Le Sourire du Scribe, 11

Publié le par Louis Racine

Le Sourire du Scribe, 11

 

Parvenus à une vaste clairière, nous nous reposâmes un instant. Le sol glaiseux propre à la région se creusait là en plusieurs mares, abusivement baptisées étangs par Estelle, ce qui me rappela mes ricochets de la veille et ma décision concernant Nathalie.

Nous repartîmes. Ne pas penser à Nathalie. Me concentrer sur le crime des Arsins. Pédalant sans relâche, plus vigoureusement même que je ne m’y fusse cru obligé – et les capacités physiques de ma jeune compagne la paraient de séductions supplémentaires –, je tâchai de raisonner.

Tout dans cette affaire respirait la préméditation. On avait tué pour tuer. Par des bribes de conversations surprises la veille au soir, je savais que certains habitants des Sycomores préféraient voir dans ce double meurtre l’œuvre d’un vagabond. Absurde. Quel eût été son mobile ? On n’avait constaté aucun vol. D’autres parlaient de vengeance, pour mieux réfuter cette thèse : Raoul Dumuids, le bienfaiteur de la commune, travailleur, cultivé, était universellement aimé ; il n’avait pas son pareil pour prévenir les conflits, apaiser les jaloux, rassurer les inquiets. Avait-on voulu réduire au silence un ancien secrétaire de mairie trop bien informé ? Cela faisait trois ans qu’il avait pris sa retraite, et Les Arsins avaient toujours offert l’image d’une calme bourgade épargnée par le scandale, où la vie politique était des moins animées, et dont les maires invariablement centristes limitaient leurs ambitions au canton. Quant à Blanche, elle jouissait de l’estime et de l’affection générales, et, sauf une timidité jugée par certains excessive, on ne lui trouvait que des qualités. Restait le geste d’un déséquilibré, formule qui plaisait à Claire, mais pouvait s’appliquer à n’importe quel assassinat : tout meurtre volontaire relève d’une forme de déséquilibre. J’ajouterais : tout être humain est plus ou moins déséquilibré. Bref, le clan Dumuids au complet piétinait sous la même bannière, où s’étalait cette arbitraire profession de foi : l’assassin n’a rien à voir avec nous.

Il connaissait pourtant bien les lieux, pour avoir opéré dans les circonstances que j’ai dites. J’en étais même venu à me demander s’il n’était pas tout simplement de la maison. Et la disparition du pistolet ajoutait à mon anxiété.

Je n’avais pas davantage écarté l’hypothèse que le cycliste à barbe fût l’assassin. Deux fois il avait fui. Ce type ne devait pas avoir la conscience tranquille. Seulement, quand pouvait-il avoir agi ? L’accident s’était produit devant la propriété, mais le cycliste m’avait semblé venir de plus loin. Pourquoi du reste un meurtrier eût-il choisi l’issue la plus voyante, le portail, alors que le sentier lui permettait une retraite discrète, même vers Les Arsins ? Ou bien il s’était introduit dans la maison après l’accident ; mais alors il augmentait considérablement les risques d’être dérangé dans sa besogne. N’avais-je pas sonné chez les Dumuids ? À moins que précisément l’assassin n’eût mis ces circonstances à profit : c’était selon toutes apparences pendant que la serviable madame Dumuids me conduisait au village qu’on avait tué l’écrivain et cette Blanche dont je ne savais pas grand-chose, sinon qu’elle avait dix-neuf ans, était intelligente et logeait aux Sycomores.

Au bout du sentier, nous retrouvâmes la route, que nous prîmes à droite. Estelle allait toujours devant, la flamme fugace de ses cheveux se prolongeant en un parfum.

Une voiture nous dépassa. Des gendarmes. Nous contournâmes un bouquet de hêtres, et le village apparut, voilé d’une brume légère.

 

(À suivre.)

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