Le Sourire du Scribe, 15

Publié le par Louis Racine

Le Sourire du Scribe, 15

Arpentant au hasard les allées sablées, je remarquai une tombe plus fleurie que ses voisines, et m’en approchai. C’était un enfant dont on déplorait si copieusement la mort. Il y avait un texte : Rachel, nous n’oublierons pas, et dans un médaillon la photo d’une fillette. Je serrai les poings, et repris ma déambulation.

Un peu plus loin, la curieuse épitaphe me rattrapa. Nous n’oublierons pas. Cela sonnait comme une promesse de vengeance. La mort d’une petite de dix ans était en effet assez scandaleuse pour susciter un cri de révolte. Mais pas plus en définitive que celle d’une Blanche de dix-neuf ans (l’âge d’Estelle, à peu près), ni même que celle d’un sexagénaire, surtout s’ils avaient été assassinés. Cette circonstance me semblait de nature à rendre plus pénible encore la perte de l’écrivain pour sa famille déjà éprouvée, peu d’années auparavant, par la disparition de Solange Piéchaud. Car la dépouille de Dumuids rejoignait celle de sa fille, et il n’était pas difficile de lire sur le visage de Jacques une douleur d’autant plus aiguë que l’on rouvrait ce jour-là, en même temps que le caveau, sa plaie à peine cicatrisée.

Ainsi, l’inhumation fut pour moi l’occasion de mieux connaître le clan. J’appris que Madame Dumuids se prénommait Ursule et sa sœur cadette, Clotilde. Cette Clotilde était l’épouse d’un certain Michel, le fameux commissaire, qu’une grave maladie retenait à l’étranger. Leurs nombreux enfants entouraient une mère qui les considérait manifestement comme le bien le plus précieux qu’elle eût au monde ; et elle rayonnait d’un bonheur que je jugeai déplacé avant de sentir ce que cette multiple présence avait de consolateur. Rien de tel dans les démonstrations de Claire Mouzon, qui pendant toute la cérémonie se tint accrochée au bras de Jacques sans paraître lui apporter le moindre réconfort. Le plus discret de la famille était sans doute Daniel, mais ses grosses lunettes contribuaient beaucoup à cet effacement.

Au retour, je causai un peu avec lui. Il était ingénieur en électronique. Il se plaignit de la chaleur. Elle lui gonflait les yeux derrière ses loupes, et la sueur lui ruisselait sur les joues, comme s’il eût pleuré.

Nous rentrâmes à pied aux Sycomores.

Toujours digne, madame Dumuids avait décidé que les repas seraient pris dans la grande salle à manger, et loué pour une durée indéterminée les services du cuisinier des Perce-neige. Le premier jour, personne n’eut le cœur de toucher à cette nourriture de qualité. Mais, avec le temps, les bouches s’ouvrirent pour autre chose que des soupirs ou des formules compassées, et, un soir, Claire jugea les rognons du dîner inférieurs au civet du déjeuner. On vit aussi Georges, à l’arrivée de la camionnette, interroger le commis sur le menu du jour.

Plus généralement, on recouvrait peu à peu son naturel. Claire fit savoir que ses vacances étaient gâchées, et restait le plus souvent allongée presque nue au soleil, sur la terrasse, pendant que Daniel et Jacques s’étaient mis à la pêche, « pour tuer le temps ». Ils prirent tout de même une carpe, que Fléchier cuisina. Mais Jacques faillit s’étrangler à cause d’une arête, et les hommes s’adonnèrent désormais à la pétanque. Piéchaud et moi formions une équipe imbattable, bien que Mouzon réussît des coups sensationnels. Georges critiquait le terrain, qui, partial, le désavantageait systématiquement.

Pas une seule fois, durant ces quelques journées, je ne donnai de nouvelles à Nathalie. Le matin, de bonne heure, je retrouvais Estelle dans le parc. Elle ne me parlait plus de son père, ni de Blanche. Elle ne disait presque rien, et je me taisais. Nous écoutions les oiseaux, le grincement des volets mal réveillés. Nous ne renouvelâmes pas non plus notre escapade à bicyclette. Elle n’en était que plus merveilleuse dans mon souvenir. Quand nous rentrions dans la maison, nous étions surpris par la fraîcheur, tant il a fait beau en ce début d’août ; et chaque fois je m’attendais à voir le Scribe accroupi dans l’ombre sépulcrale.

 

*    *    *

 

(À suivre.)

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