Le Sourire du Scribe, 21

Publié le par Louis Racine

Le Sourire du Scribe, 21

À ces maigres éléments s’ajoutaient les révélations de la mère Lethuillier. Le matin, Rohon, qui voulait savoir si elle me reconnaîtrait, m’avait emmené chez elle. Manque de chance, elle ne s’était pas trouvée à sa fenêtre au moment de l’accident : prise d’un violent mal de tête, elle s’était couchée. Ce n’est que deux ou trois minutes plus tard, le temps de se lever, intriguée par le bruit, et d’enfiler sa robe de chambre, qu’elle avait gagné son observatoire. Elle m’avait bien vu longer la haie des Sycomores vers le village puis vers le portail, mais ne pouvait confirmer l’existence du cycliste. Toutefois, à la vague description que j’en redonnais devant elle à Rohon, elle avait glapi :

– Mais c’est lui ! C’est sûrement lui !

Et, plus difficile à suivre :

– Je le connais, il est de Montperrat. Dorothée aussi le connaît. C’est de la famille à Corbin, par là. Un barbu. Je le vois passer de temps en temps sur son vélo, le soir, surtout le samedi. Je ne sais pas où il va, mais toujours il repasse entre une demi-heure et deux heures après. Ça doit être un oncle à Corbin, ou plutôt à Muriel, sa femme. Celui qui est resté célibataire. Ou l’autre, le veuf, comment il s’appelle déjà ? Viguier, quelque chose comme ça. C’est bien simple, vous n’avez qu’à demander à Corbin. Un barbu, c’est lui, pas de doute. Avec un vieil imperméable et une casquette. Justement ça fait longtemps que je ne l’ai pas vu. Pas depuis le grand malheur, c’est certain. Pauvre monsieur Dumuids ! Et cette petite ! Ça se voyait qu’elle était bien gentille !

Par la suite, j’avais obtenu des précisions : Dorothée, la « copine » d’enfance de la mère Lethuillier, habitait au cœur des Arsins, près de l’église, une petite maison où elle se livrait au même genre d’activité, le nez collé aux vitres, attentive au visible et perçant l’insoupçonnable. Corbin était un des deux boulangers de la commune, pas le meilleur, mais le plus souriant.

Très intéressé, Rohon avait noté tous ces renseignements et envoyé les gendarmes chez la mère Fourcade (Dorothée), puis chez Corbin.

Le soir, retrouvant avec délices mon lit, je repensai aux déclarations de la vieille fouine. Elle n’avait pas paru intimidée par le juge. Elle savait son petit-fils hors de cause. En voyage dans le Midi. Il lui avait envoyé une belle carte. Elle l’exposait dans sa cuisine.

– Il est tranquille, parole d’honneur. Depuis sa bêtise de l’autre fois, un modèle de garçon. Pas marié, ah ! ça... Mais il a le temps. Et puis vous voyez bien que je ne demande qu’à aider la justice. Et mon Benoît serait là, il ferait pareil.

Ainsi, le vilain défaut de la grand-mère lui avait permis de racheter son petit-fils. Rohon l’avait définitivement rassurée :

– Personne ne songe à l’accuser. D’après les gendarmes, il n’a rien d’un assassin.

Les gendarmes, c’était le brigadier Lapalus, le parangon de la bonhomie et du zèle réunis. Un de ces êtres en compagnie desquels on ne se sent jamais complètement innocent mais toujours en parfaite sécurité.

Du coup, la mère Lethuillier avait voulu faire goûter son vin de cassis. Elle venait juste de le mettre en bouteilles. Ce maladroit de Rohon avait refusé. Je n’allais pas boire sans lui !

Je m’allongeai sur mon lit, entièrement nu, et j’éteignis ma lampe de chevet. Je me jurai de ne jamais habiter la campagne. Trop de vieilles fouines. D’accord, elles avaient leur utilité. Je voyais déjà la photo de la mère Lethuillier à la une de L’Avenir, avec ce titre : Une octogénaire permet l’arrestation d’un assassin. Ou plutôt, puisqu’elle se prénommait Annabelle : Annabelle et la bête. Une bête qui ne manquait ni d’habileté ni d’imagination.

Je restais persuadé que c’était le cycliste qui avait tué. Je l’avais dit à Rohon. Il m’avait foudroyé du regard :

– On ne vous demande pas votre avis.

Dommage que la mère Lethuillier eût été incapable de témoigner de l’existence du Luger. Apparemment, je l’avais déjà en poche quand elle s’était postée à sa fenêtre. Sinon, elle eût sans doute alerté les gendarmes. Qui se fussent peut-être déplacés, les Dumuids n’ayant pas le téléphone.

Qui sait si le cycliste, en repassant par là, n’avait pas l’intention de récupérer son arme ?

Qui sait si...

La reconstitution m’avait épuisé. La silhouette du barbu courbé sur son vélo flotta un moment devant mes yeux. Puis je m’endormis.

 

(À suivre.)

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