Le Sourire du Scribe, 61

Publié le par Louis Racine

Le Sourire du Scribe, 61

– Alors ? dit-elle.

– C’est intéressant. Surtout le trait final. Vous avez d’autres textes dans ce genre ?

– Bien sûr.

Elle saisit le volume, faisant habilement glisser mes notes sur le bureau. Je m’empressai de les enfouir sous ma chemise.

– Tenez, si vous voulez lire ceci.

Cette fois, c’était bien un poème, daté de la veille, et intitulé Recommencement :

Quand on s’est crevé le cœur aux broussailles,

Que la nuit gémit des erreurs du jour...

 

– C’est inachevé ?

– J’attends l’inspiration.

– Ayez confiance. Elle ne vous oubliera pas.

Je repoussai ma chaise, me levai.

– Excusez-moi, je suis fatigué. Je vous remercie de m’avoir montré ces textes. Je lirai les autres avec grand plaisir. Mais je crois que pour l’instant je vais aller me coucher.

– C’est moi qui vous remercie. Bonne nuit.

Je redescendis. Bouyou prenait congé d’Ursule. Il me serra la main, murmurant :

– À demain, cachottier.

On entendit partir la voiture de Fléchier. Dans la cuisine, Claire préparait une tisane. Elle m’appela :

– Vous vous couchez déjà ? C’est la prose de ma sœur qui vous fait cet effet-là ?

– Je pencherais plutôt pour sa poésie.

– Buvez donc une sauge, ça fait digérer.

– Dans mon état, mieux vaut éviter les mélanges.

Elle sourit. Je la trouvai belle. L’éclairage, sans doute.

Non, les filles Dumuids avaient hérité toutes deux le charme puissant de leur mère.

Toutes deux ?

Et Solange ?

Je ne la connaissais que par une photographie, posée sur une commode du salon près d’un bouquet de fleurs mauves.

C’était trop peu, bien sûr, pour me faire d’elle une idée exacte. Mais chaque fois que mon regard rencontrait le sien, doublement figé par le photographe et par la mort, j’éprouvais un sentiment désagréable, que j’identifiai enfin ce soir-là : c’était de la déception.

La sœur aînée d’Estelle avait un visage parfaitement inexpressif.

Avait-elle donc pu être l’insignifiante jeune femme que ce cliché laissait imaginer ? Offrir un tel contraste avec Jacques ?

Comment le savoir ? Jamais je n’oserais questionner Estelle à ce sujet. Je devais me résigner : encore un fantôme.

Et ce mystérieux cachet d’aspirine ? Qui était-ce ? Existait-il seulement ? En tout cas, personne aux Sycomores n’avait le teint aussi blafard. Il est vrai qu’on était au cœur d’un été particulièrement ensoleillé. Je demanderais à Estelle. Mais quand ? Il faudrait à nouveau tromper la surveillance dont nous étions l’objet.

Au moins, pour la première fois depuis longtemps, ne me sentais-je plus seul.

Accoudé sur l’appui de ma fenêtre, je contemplais les étoiles. La villa était bien orientée. Plein sud. Juste en face de moi, entre deux cèdres, Antarès palpitait. Antarès, le rival d’Arès, parce que Mars parfois semble s’en approcher de si près qu’on croirait voir s’affronter des sosies. Sauf que Mars, comme toutes les planètes, scintille à peine.

Je baissai les yeux. Plus à gauche se découpait la maison de la mère Lethuillier. Je distinguais nettement les fenêtres de l’étage. Plus de doute, la vieille pouvait m’avoir vu cacher mes notes dans la gouttière. En femme qui ne demandait qu’à aider la justice, elle avait alerté Rohon. Et Georges avait dû ajouter son grain de sel.

Je ne m’assis même pas à mon bureau. J’avais trop sommeil. Laissant la croisée entrouverte, je me déshabillai et m’affalai sur mon lit. Je m’endormis aussitôt.

 

(À suivre.)

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