Le Sourire du Scribe, 74

Publié le par Louis Racine

Le Sourire du Scribe, 74

Estelle se cramponnait à son siège, à la portière, au tableau de bord. Cent quarante.

Un engin agricole arrivait en face. Et le chemin, étroit, surplombait d’un bon mètre les champs.

– Voilà qui est fâcheux, grimaçai-je.

De fait, la R11 était devenue un bête projectile. Il suffirait au barbu de donner un coup de volant au dernier moment pour éviter l’obstacle, que nous irions percuter de plein fouet.

C’était trop con. J’enfonçai la pédale de frein. Parfaitement molle. Il valait peut-être mieux.

– Plus de freins, annonçai-je. Quand je pense qu'elle sort du garage...

La Mercedes se décolla. Devant nous, le monstre jaune et vert quitta le chemin et glissa dans les colzas en contrebas, non sans se retourner. Nous lui caressâmes le flanc et mon phare vola en éclats. Plus de peur que de mal. La Mercedes nous tamponna aussi sec.

– À droite.

– Gare à la secousse !

Je levai brusquement le pied, et réaccélérai aussitôt. Le choc surprit le barbu. Je profitai de son hésitation pour exécuter l’ordre d’Estelle, et nous nous retrouvâmes sur un chemin goudronné.

– Deux informations, dis-je. Je n’ai pratiquement plus d’essence.

– Et la seconde ?

– Je t’aime.

– C’est dangereux de parler en conduisant.

Sa main effleura mon genou.

La départementale approchait à une vitesse vertigineuse. Un panneau indiquait : Fontvielle 19. Ce n’est pas possible, pensai-je, nous sommes si loin que ça des Arsins?

J’eus à peine le temps de comprendre ce qui nous arrivait. D’un puissant élan, la Mercedes nous catapulta sur la chaussée, juste comme un car débouchait du virage. Et un camion fonçait en sens inverse.

Jamais je n’oublierai ce bruit.

Prise en sandwich, la R11 éclata, puis fit plusieurs tonneaux avant de s’immobiliser contre le talus, les deux roues avant dans le vide.

 

*    *    *

 

La pluie me ranima.

Sous le volant qui m’écrasait les côtes, la tête d’Estelle, tournée vers le plancher, était coincée entre mes jambes et le tableau de bord. Sa main droite saignait abondamment, bizarrement déjetée en arrière, sur son siège qui s’assombrissait. Au parfum de sa chevelure constellée de débris de verre se mêlait dans l’habitacle une lourde odeur d’essence et d’huile.

Je clignai des yeux, remuai les doigts.

J’étais vivant, mais infiniment triste, comme si tout désormais me fût devenu égal, au point qu’il me dégoûtât même de vivre. Cet état ne dura qu’une fraction de seconde. Dès que j’eus pris conscience qu’Estelle était peut-être morte, ce n’est plus du dégoût que j’éprouvai, mais un sentiment de révolte. Une onde jusqu’alors inconnue se propagea dans tout mon corps, chassant vers mes lèvres un cri guère plus sonore que ceux qui, dans nos cauchemars, mobilisent vainement notre énergie.

Il se mua bientôt en un gémissement. Tout doucement, par degrés réguliers, une douleur insoutenable me vrillait l’épaule gauche.

Je m’étais trompé. J’allais crever, sans avoir tiré grand profit de ces quelques minutes de répit.

J’étais en train de mourir. Mon cœur me paraissait battre très lentement, de plus en plus lentement. Battait-il au moins ? Pourquoi fermais-je les yeux ? Était-ce la fin ?

Mais non, je les rouvrais comme je voulais.

Je baissai et relevai plusieurs fois mes paupières, me passai la langue sur les lèvres. Elles étaient salées.

Dans le silence, je perçus un bruit que je n’identifiai pas tout de suite : quelqu’un courait vers nous. Puis j’entendis des voitures s’arrêter. Puis des cris. Incapable de bouger la tête, je vis soudain apparaître, entre les barreaux de notre étrange cage, le visage de Nathalie.

 

(À suivre.)

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