Le Sourire du Scribe, 90

Publié le par Louis Racine

Le Sourire du Scribe, 90

– Essaye chez Christian Manoury, rue Guibert. Il est en vacances, mais Jacques a peut-être les clés.

– Manoury ? Le petit ami de Georges ?

– Hein ?

– Deux. Bon, on voit, et je te rappelle. Toi, tu bouges plus, hein ?

– Deux.

La demi-heure qui suivit passa très vite, Ursule m’ayant demandé de lui révéler clairement le fond de l’affaire. Sans plus hésiter, je lui confiai avec toute la délicatesse possible mes soupçons, ajoutant que la fuite de Jacques valait un aveu.

Elle m’écouta posément, comme une bonne élève son professeur. Seule Estelle montra de l’émotion, ou plutôt laissa paraître qu’elle se retenait d’en montrer.

– Vous savez, me dit sa mère quand j’eus terminé, je ne parviens pas à détester ces hommes, malgré leur perversité. Je vous dis cela à vous parce que vous êtes capable de le comprendre. Je me réserve le droit de pleurer quand je serai seule. Mais il y a mieux à faire ; et c’est de rester vigilant, c’est-à-dire attentif aux gens, réellement proche d’eux. Désormais je veux comprendre comment Raoul a pu en arriver là. Il a dû beaucoup souffrir.

Elle détourna les yeux. Le téléphone sonna. C’était Bouyou qui rappelait.

– Le tuyau était bon. Jacques est là-haut. Il s’est barricadé, et menace de se jeter par la fenêtre si on ne lui laisse pas le champ libre. Tu verrais la rue : pleine d’uniformes.

– Fais-les dégager, j’arrive ; je vais lui parler.

– Tu rêves ?

– Je t’en prie, Michel !

Deux interminables secondes, puis :

– Je te promets rien. Grouille-toi.

– Soyez prudent, dit Ursule.

– Sois prudent, dit Estelle.

De la prudence ? Jacques ne pouvait plus nuire qu’à lui-même. Il fallait l’en empêcher.

 

*    *    *

 

Une voiture de police barrait la rue ; au-delà, un attroupement. Je bondis hors du taxi.

– Trop tard, pensais-je.

Bouyou se précipita vers moi.

– Trop tard, dit-il.

Un nuage de mouches s’était abattu sur le corps : des pompiers, des flics, des médecins, Frérot. Quand je pus enfin m’approcher, je vis Jacques, toujours aussi maigre dans son pyjama, couché sur le dos, serrant contre sa poitrine un épais cahier.

– Fermez-lui les yeux, bordel ! criai-je.

Une voix derrière moi me fit sursauter.

– Salut, Racine.

Je me retournai. C’était le grimaçant. Jamais il n’avait mieux mérité ce nom.

– Motteux ! gronda Bouyou. Qu’est-ce que vous foutez là ?

– Je rentre chez moi, cette blague !

– Regardez, commissaire, dit Romero en tendant à Bouyou le cahier de Jacques.

Jour après jour, pendant des années, il y avait écrit sa haine pour Georges, pour Dumuids, pour Daniel surtout, et le mot châtiment apparaissait à chaque page.

Blanche avait probablement découvert l’existence de ce journal, en même temps que la photographie, qui devait y être glissée. Jacques l’avait mis en lieu sûr chez Manoury, dans ce même appartement où, peu après, par l’intermédiaire de Georges, Motteux s’était réfugié, sans se douter qu’il recelait, noyée parmi les archives du journaliste, l’explication de l’énigme, rédigée de la main même d’un scribe assassin. Jacques n’était pas du genre à détruire son œuvre. Il avait préféré se détruire lui-même.

– Ah ! c’est bien romanesque, dit le locataire. Venir se jeter de ma fenêtre...

Il alluma une gitane sans en proposer à personne.

– Maintenant, messieurs, vous m’excuserez, je vais monter faire une petite sieste.

– Et moi, dis-je à Bouyou, je vais rejoindre Estelle.

– Toujours les mêmes qui s’amusent.

 

(À suivre.)

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