Le Sourire du Scribe, 10

Publié le par Louis Racine

Le Sourire du Scribe, 10

Sans transition, il se tourna vers moi :

– Vous êtes écrivain, paraît-il ?

– Disons que j’ai publié des polars, sous un pseudonyme.

– Lequel ?

Je satisfis sa curiosité, non sans inquiétude, me rappelant les propos de sa belle-mère.

– Pas possible ! s’écria-t-il. Mais je suis un de vos heureux lecteurs.

À mon tour je lui fis part de ma surprise. Je me considérais – d’accord avec mon éditeur – comme un auteur plutôt confidentiel.

– Mais Jacques a tout lu, intervint Estelle.

Piéchaud protesta, esquissant un timide sourire.

Il était le négatif de Mouzon. Beau, mais emprunté ; le corps droit, mais trop raide, presque cassant. Après m’avoir prouvé, par quelques remarques pertinentes (et pas trop assassines), qu’il avait effectivement lu un de mes bouquins, et s’être déclaré soulagé d’apprendre qu’il m’était en revanche totalement inconnu comme auteur, il nous souhaita une bonne promenade et s’éloigna.

– Jacques s’en tire par l’humour ; ça lui ressemble. Pourtant, je ne serais pas étonnée qu’il soit le plus affecté de nous tous. Même s’il n’en laisse rien paraître, il est incroyablement sensible. J’étais encore petite quand Claire a épousé Daniel, mais je me rappelle avoir vu Jacques pleurer en cachette le jour du mariage. Je lui ai demandé pourquoi il était si triste. Il m’a répondu qu’il était au contraire très heureux, que c’était le plus beau jour de sa vie. Il avait d’ailleurs composé pour l’occasion une magnifique marche nuptiale qu’il a jouée lui-même au piano. L’année d’après, il se mariait à son tour, et de nouveau je le surprenais à pleurer de bonheur. Puis Solange est morte. Jacques s’est dominé jusqu’à sembler indifférent. Certains en étaient même choqués. Mais depuis, il souffre de migraines atroces, et Georges le trouve en mauvais état. Moralement, je veux dire.

Comme pour chasser une idée insupportable, elle secoua sa blonde chevelure, puis :

– Ne restons pas là ; j’ai froid.

– Alors rentrons.

– Non, pas déjà. J’ai besoin de bouger. Si nous prenions les vélos ?

Il y en avait un second, plus petit.

– C’est le mien, dit Estelle. Je l’ai eu pour mes treize ans. Je ne m’en sers pas souvent. L’autre appartenait à mon père.

Nous franchîmes le portillon.

– Où mène ce sentier ? demandai-je, pensant au barbu.

– Jusqu’à la route de Clermont, à cinq kilomètres d’ici. Sinon, un peu plus loin, on peut redescendre vers le centre du village. Petite boucle, ou grande boucle ?

– Va pour la grande boucle. Nous passerons devant le garage, je suppose ? J’en profiterais bien pour m’y arrêter.

– Je vois que Les Arsins n’ont plus de secrets pour vous.

 

Nous roulâmes quelques secondes, puis Estelle s’aperçut, au bruit, que la dynamo de sa bicyclette était en prise. Or les feux ne s’allumaient pas. Ce détail me troubla, sans que je comprisse pourquoi.

Mais nous mîmes pied à terre pour saluer Georges, qui marchait à notre rencontre. Il paraissait à bout de forces.

– Décidément, grommela-t-il, les jeunes ont la bougeotte. Ma petite Estelle, tu sais toute l’estime que j’ai pour toi. Eh bien, laisse-moi te dire que ta conduite me stupéfie. Mais enfin, poursuivit-il d’une voix trop aiguë, personne ne semble se rendre compte de ce qui vient de se passer ! On assassinerait tout le monde sous vos yeux que vous continueriez à vous balader tranquillement à bicyclette ! Et pendant ce temps-là, le meurtrier, où est-il, hein ? Cette pauvre Blanche, si gentille, si intelligente, ta meilleure amie, Estelle, est-ce que quelqu’un pense seulement à elle ? Mais ce n’est pas le plus grave : vous avez vu ?

– Quoi ? fis-je, mal à l’aise.

– La main du Scribe.

Et, tournant les talons, il reprit son chemin.

– Il débloque, murmura Estelle. Je ne me serais pas attendue à ça de lui. Mais il a raison sur un point : Blanche était intelligente.

– Je l’écoutais à peine ; je ne pouvais m’empêcher de revoir ces deux cadavres – et le sourire du Scribe.

 

*    *    *

 

(À suivre.)

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