Le Sourire du Scribe, 1

Publié le par Louis Racine

Le Sourire du Scribe, 1

 

1.

 

Je roulais trop vite. La chaussée inégale et glissante, la pluie qui noyait le pare-brise invitaient à davantage de prudence. Et je n’avais aucune raison de me dépêcher, sauf peut-être que cela me dispensait de réfléchir. À quoi bon ? Tout était réglé. Il m’avait suffi de deux heures pour me décider. Deux heures à flâner sur le bord d’un étang, à observer les cygnes et à faire des ricochets. J’avais donc modifié mon programme. À Clermont, j’avais dîné d’un cheeseburger et téléphoné à Nathalie. Elle ne m’attendait pas avant dix heures.

Les essuie-glace manquaient nettement d’efficacité. Depuis que j’avais quitté la nationale, je restais penché en avant, le dos raide, la nuque douloureuse, dans l’espoir de voir un peu mieux la route. Bientôt la nuit tomberait. Ne pas penser à Nathalie, ne pas penser du tout.

Les Arsins. Là, je ralentis pour de bon. Je respecte généralement les limitations de vitesse dans les traversées de villages. Celui-là ressemblait à des milliers d’autres, s’étirant le long d’une grand-rue déserte et qui ne devait pas être beaucoup plus animée dans la journée. Sur la gauche, une lueur appétissante. Hostellerie des Perce-neige. Tout le reste paraissait dormir ou s’y apprêter. J’accélérai, guettant le panneau de sortie. Quand je l’aperçus, j’étais déjà à quatre-vingts. J’accélérai encore. Long virage à droite.

Brusquement, je sentis la voiture se déporter sur la gauche. Aquaplaning. Lever le pied, relancer doucement le moteur. Je réussis à rester sur la chaussée, mais à contre-voie.

Un cycliste arrivait en face, un barbu à casquette. Je ne pouvais pas l’éviter. Lui-même dut en être persuadé, car il se jeta délibérément dans le fossé. Je m’y retrouvai à mon tour, une trentaine de mètres plus loin.

Par chance, il était peu profond. La voiture s’immobilisa brutalement. Je coupai le contact et sortis par la portière avant droite. Plus de peur que de mal.

La pluie me tomba dessus comme une herse. Je courus le long du fossé, cherchant mon cycliste.

Des traces sur le gravier, des herbes écrasées m’indiquèrent l’endroit de sa chute. Mais l’homme avait bel et bien disparu avec son vélo.

Cela prouvait qu’il s’était sorti sans dommage de sa cascade. Mais je trouvai indécent qu’il ne se fût pas inquiété de mon propre sort. Avait-il craint d’être tenu pour responsable de l’accident ?

Et ça, qu’est-ce que c’était ?

Quelque chose de plus sombre dans l’herbe avait attiré mon attention. Quelque chose que je connaissais. Je me baissai et le ramassai.

Un Luger. Pas tout jeune, forcément, mais à ce qu’il semblait bien entretenu.

Perdu par le cycliste dans sa chute ?

Je me dépêchai d’enfouir l’arme dans la poche de mon imperméable. Je n’avais pas très envie d’être surpris un pistolet à la main.

Je regardai autour de moi. Sur ce côté, la route était bordée par un petit terrain, ceint d’une barrière en ciment, au centre duquel avait poussé autrefois, dans les années vingt peut-être, une de ces maisonnettes sans style qui font le charme de nos campagnes. En face s’étirait une haie de fusains derrière laquelle on devinait une grande bâtisse et de beaux arbres. À quelque vingt mètres en direction du village, la haie s’interrompait, laissait place à un bois. J’allai voir.

En fait, la haie formait un angle droit. Là prenait un étroit sentier qui pouvait avoir tenté le drôle de cycliste. À moins qu’il ne se fût réfugié dans la maisonnette, ou derrière, ou tout simplement n’eût repris la route des Arsins.

La nuit tombait. Il me fallait trouver de l’aide. J’optai d’abord pour la maisonnette, parce qu’elle était plus proche et pouvait receler le fuyard. Mais je me ravisai. Cette morne façade, aux fenêtres éteintes, aux volets pour la plupart fermés, n’abritait peut-être qu’une petite vieille émotive, tellement étrangère à mes malheurs que le bruit de l’accident ne l’avait pas réveillée. Hypothèse que démentit le léger mouvement d’un rideau à l’étage. Mais quel secours attendre de gens aussi farouches ? Et puis, en face, il y avait de la lumière. Je traversai donc la route, remontai la haie de fusains jusqu’à un large portail de lattes blanches.

 

(À suivre.)

Illustration : Isabelle Ardouin

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