Le Sourire du Scribe, 3

Publié le par Louis Racine

Le Sourire du Scribe, 3

« Je suppose que c’est là votre voiture, ajouta-t-elle comme nous passions au large. Vous n’êtes pas le premier à avoir manqué ce virage. Il n’est pas assez relevé. Enfin, vous avez quitté la route au bon endroit. Tout le monde n’a pas votre chance, et la mère Lethuillier en est à sa énième barrière.

– Je lui aurais bien demandé secours, mais tout était éteint. Il me semble quand même avoir vu bouger un rideau.

– C’est une incorrigible curieuse. Elle passe les trois quarts de son temps aux aguets derrière sa fenêtre. Il faut avouer qu’elle n’a pas une existence très palpitante. Elle vit seule, à part quelques séjours de son petit-fils, une crapule. Alors elle s’adonne à l’espionnage, comme d’autres à la boisson. Elle ne boit pas, mais elle sait tout sur tout le monde.

– Son petit-fils, c’est un barbu ? demandai-je.

– Non ; pourquoi ?

J’allais lui parler du cycliste, mais nous arrivions à la cabine. Je fis le point. Nathalie n’avait pas de voiture. À moins que l’aimable quinquagénaire ne me conduisît à Fontvielle, ce dont je ne me sentais pas l’audace de la prier – et tenais-je encore à me rendre là-bas ? –, il me fallait passer la nuit aux Arsins. Donc trouver un toit.

– Je vais devoir dormir ici. Pourriez-vous m’indiquer un hôtel ?

– Il n’y a guère que les Perce-neige. Mais à cette époque de l’année, cela risque d’être complet. Téléphonez toujours.

J’appelai d’abord Nathalie et lui résumai les événements. Elle fut satisfaite de me savoir indemne. Dès que possible, je lui donnerais des nouvelles de la voiture. Je lui souhaitai une bonne nuit et raccrochai. Puis, après avoir obtenu du service des renseignements le numéro de l’hôtel, je fis éclore une voix lasse qui m’apprit qu’une chambre était libre pour la nuit. Je la réservai.

– C’est arrangé.

– À la bonne heure. Je suppose que vous avez des bagages à prendre dans votre voiture ?

– Désolé de vous imposer ces allées et venues.

– Vous ne m’imposez rien.

La Mercedes redémarra.

– Pour le dépannage et les réparations, vous pourrez faire appel à Baroncle, sur la route de Clermont. Il travaille très bien.

Nous nous arrêtâmes à la hauteur de la R11. Je venais juste de descendre sur l’accotement, quand je le revis. Il surgit à l’improviste, courbé sur son guidon, fila tel une flèche entre les deux voitures, et, avant que j’eusse pu esquisser le moindre geste, proférer le moindre son, disparut dans le virage.

– Eh bien ! prenez, dit la femme.

Elle me tendait son parapluie. Mais je me rassis précipitamment.

– C’est lui ! m’écriai-je. C’est mon cycliste.

– Un cycliste ? Où donc ?

– Je l’ai renversé tout à l’heure. Rattrapons-le. Il faut que je lui parle.

La Mercedes s’élança.

– Nous l’aurons vite rejoint. Ça m’étonne que vous ne l’ayez pas vu.

– Je regardais de votre côté.

Après le virage, la route redevenait parfaitement rectiligne sur plusieurs centaines de mètres. Les phares puissants trouaient les ténèbres, y allumant des myriades d’étoiles qui cinglaient le pare-brise dans un crépitement. En vain fouillions-nous des yeux ce simulacre de cosmos : aucune trace du barbu.

– C’est insensé, dis-je ; je n’ai pourtant pas rêvé. Il a dû se cacher quelque part dans le bois. Tant pis.

Elle fit demi-tour.

– Vous jouez de malchance, ce soir, se permit-elle seulement.

– Votre serviabilité prouve le contraire.

– J’y songe : peut-être n’avez-vous pas dîné ? Aux Perce-neige, le service est terminé depuis longtemps.

Je la rassurai.

– Je vous aurais fait préparer une collation. Mais vous prendrez bien un verre ?

Revoir Estelle ! Rien qu’à cette perspective, je me confondis en remerciements.

– Vous feriez mieux de récupérer tout de suite vos bagages, dit mon hôtesse ; on ne sait jamais.

Je pris ma valise, et nous rentrâmes au garage. Les deux autres emplacements étaient toujours inoccupés. Puis, mal abrités par le petit parapluie de ma compagne, nous nous hâtâmes vers le perron.

 

*    *    *

 

(À suivre.)

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