Le Sourire du Scribe, 78
Resté seul, je m’assis un instant sur le canapé. Mes yeux croisèrent le regard inexpressif de Solange. Encore une photo intéressante.
Tout se tenait.
Le meurtre de Daniel expliquait les deux premiers. Trop tard, en quelque sorte. Mais il était encore temps de coincer le coupable.
Car je le connaissais maintenant. Qu’est-ce qui m’avait mis sur la voie ? Une date, une simple date. Elle n’avait pas valeur de preuve, puisque c’était moi qui avais proposé l’excursion à Ouzoir. Mais l’assassin avait sauté sur l’occasion.
Un manipulateur de toute première force ; supérieur encore à Dumuids. Un pervers comme je n’en eusse jamais imaginé. Un dingue.
Comment avait-il pu si bien nous berner tous ?
La partie ne serait pas facile. Il ne suffisait pas de savoir. Il fallait piéger un adversaire particulièrement dangereux.
Mais y tenait-on vraiment ? Y tenais-je moi-même ?
Comme cela m’arrive souvent, ma méditation prit la forme d’un dialogue intérieur. D’habitude mon interlocuteur n’a pas d’identité précise, sauf peut-être la mienne ; cette fois, je ne sais pourquoi je lui donnai celle de Nathalie. Et ma décision fut vite prise.
J’avais une dette envers la vérité. Dumuids était un immonde salopard, certes. Mais je regrettais de l’avoir envoyé à la mort, même par hasard.
Comment procéderais-je ? Sur ce point l’évocation de Nathalie ne me fut d’aucun secours.
Quant à Estelle, je me demandais si elle pourrait m’aider. Ou le voudrait.
De toute façon, il faudrait montrer la plus grande prudence, pour le salut de la femme que j’aimais et le mien.
Onze heures sonnèrent. Je n’avais toujours pas sommeil. Je décidai de m’accorder une petite promenade. J’en profiterais pour vérifier un détail.
Quittant la maison silencieuse et sombre, je me dirigeai vers le portillon. Il faisait nuit maintenant. La lune, basse encore sur l’horizon, laissait les étoiles briller de tous leurs feux.
Je sortis sur le sentier, et, comme avec Jacques l’autre jour, au lieu de continuer dans le bois, je tournai à gauche pour longer l’arrière de la propriété, entièrement masquée par la haie de fusains, sauf à l’endroit où l’écrivain avait trouvé les mégots révélateurs. Je ne pus m’empêcher de m’accroupir pour observer la maison, mais ne remarquai rien de spécial. Là n’était du reste pas mon objectif. Je repris ma progression, atteignis l’angle du terrain, où le sentier paraissait s’interrompre.
Devant moi, des broussailles infranchissables ; le cœur battant, je pivotai d’un quart de tour vers la gauche, et vis que je ne m’étais pas trompé. Le sentier continuait le long de la haie. Malgré l’obscurité, je le suivis jusqu’à la route, où je débouchai comme au sortir d’un rêve.
Je tournai de nouveau à gauche, aperçus bientôt la maisonnette de la mère Lethuillier, dépassai le portail des Sycomores puis ladite maisonnette, continuai jusqu’à l’entrée du sentier. Avant de m’y engager, je regardai derrière moi : j’étais visible des fenêtres de la vieille fouine.
Tout concordait.
En poussant le portillon, je me dis que les rouages de mon cerveau eux aussi étaient bien huilés. Cela flatta ma vanité. Mais l’instant d’après, je dus en rabattre.
Il me manquait une preuve.
Je rentrai me coucher, doutant que le sommeil me la procurât.
* * *