Le Sourire du Scribe, 69

Publié le par Louis Racine

Le Sourire du Scribe, 69

 

10.

 

J’abordai le déjeuner dans un état second. Manger me rendit des forces. Je m’abstins de boire, contrairement à Bouyou qui, ayant d’abord critiqué le gigondas (« du vin de cafétéria »), pour finir lui reconnut des qualités ; tout portait à croire que Romero l’avait apprécié dès le début.

Bouyou raconta la mésaventure de Laetitia. Je surveillais Georges.

– Ça leur servira de leçon, gronda ce dernier, à elle et à ses imbéciles de parents.

Ce fut son seul commentaire.

Au café, j’exprimai le désir de voir Ouzoir.

– Bonne idée, s’écria Ursule. Par ce temps, c’est splendide. Je vous accompagnerais bien.

Nous y allions tous, sauf l’inspecteur, qui repartit pour Clermont sans avoir obtenu le moindre sourire d’Estelle (alors qu’il n’avait cessé de la contempler), et Daniel, visiblement fatigué. Claire insista en vain. S’étant assis pour lire à sa place attitrée, près de la cheminée, il ferma bientôt les yeux.

Chacun se prépara, et nous nous retrouvâmes devant le garage. Georges prit à son bord Ursule et Claire, Bouyou montant avec les jeunes dans le break de Piéchaud. Le mot, on s’en doute, déplut à la jolie rousse.

Je profitai de la visite pour interviewer Ursule : Blanche était-elle fille unique ? Ma question parut l’ennuyer.

– Pourquoi me demandez-vous ça ?

– J’ai aperçu son sosie au village.

– La petite Moineau ?

– Je ne sais pas ; qui est-ce ?

– Une pauvre gosse. Sa mère habite un taudis sur la route de Langogne. Raoul et moi avons essayé de l’en déloger, mais c’était vouloir déplacer une montagne. Rendez-vous compte, elle a toujours vécu là.

Ça me revenait brusquement : les Dumuids proposant le pavillon à quelqu’un qui l’avait refusé.

– Alors nous avons décidé de lui verser une espèce de pension. Au début, elle repoussait notre argent, mais nous avons tenu bon, et elle a fini par accepter. Pour sa fille. Ce qu’elle ne boit pas, elle le garde pour Delphine.

– La petite Moineau.

– Elle ressemble à Blanche, si bien qu’on a murmuré, à une époque, que Motteux était son véritable père. Il faut dire que Moineau n’était jamais chez lui. C’était un artiste. Très doué. C’est lui qui a réalisé la réplique du Scribe, vous savez.

– Du beau travail.

– Pour ça, oui. Mais il était d’une paresse ! Et il buvait comme un trou. Il en est mort, d’ailleurs, il y a deux ou trois ans, laissant seules et sans ressources une femme déjà usée, alcoolique elle aussi, et une gamine dont il ne s’était jamais occupé. Pauvre Delphine ! Pendant des années, chaque matin, l’instituteur allait la chercher jusque chez elle, en voiture. C’est ainsi qu’elle est allée à l’école ; sinon, vous pensez bien ! Et puis un jour, on ne sait pas pourquoi, elle a perdu l’usage de la parole. Complètement, et, je le crains, définitivement. Raoul a beaucoup fait pour elle. Il l’a emmenée à Paris, voir des spécialistes. Sans résultat. Elle a échoué dans un centre pour jeunes sourds-muets, pas très loin d’ici. Je crois qu’elle y est bien, mais son état ne s’améliore pas. Elle rentre le week-end ; c’est Jacques qui fait le chauffeur.

– Quel âge a-t-elle, maintenant ?

– Elle aura dix-sept ans en octobre.

En quelques minutes, le ciel avait noirci. L’orage nous surprit comme nous traversions le cloître pour visiter la bibliothèque, un endroit émouvant, puisque Jacques, Ursule et même Estelle le dirent. C’était en tout cas un bon abri contre la pluie.

Elle ne faiblissait pas, et, Claire nous ayant représenté que cette persistance était conforme aux prévisions météorologiques de L’Avenir, nous n’attendîmes pas plus longtemps.

 

(À suivre.)

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