Le Tube, 23C/27

Publié le par Louis Racine

Le Tube, 23C/27

 

23C. Conjectures

Samedi 17 juin 1989

 

Immergé jusqu’à la moustache, le lobe de ses oreilles effleurant l’eau brûlante, Changarnier cogitait.

Il se rendait compte que la question qui l’obsédait le plus n’était pas de savoir pourquoi Rine était montée chez Pinault en son absence ni même pourquoi la fille Fromager s’intéressait à elle, à lui ou à tous les deux, mais ce qu’était devenu Ravenel.

Un privé ! Il s’était fait rouler par un privé !

Il se repassa une nouvelle fois le film. Apprenant que l’ancien malfrat était impliqué dans l’accident de Culoz et avait fait halte à La Biche aux abois, il était allé se renseigner sur place, sans résultat. Il n’avait pas non plus trop insisté, pour ne pas éveiller les soupçons de ce voyou de Pautrat, et avait attendu de pouvoir interroger le blessé. C’est là qu’il avait manqué de discernement. Aussi bête que Selim ! Quand il avait ouvert les yeux – Ravenel n’enquêtait pas sur les mœurs sexuelles d’un célèbre député ou n’essayait pas de monnayer auprès d’on ne sait quels naïfs une photo truquée, mais effectuait une mission pour les Urubus –, il était trop tard : il avait filé.

Comment il avait fait, amputé d’une jambe ? Corine, tiens ! Qu’il eût été admis à l’hôpital où elle travaillait était évidemment le fruit du hasard. Mais Changarnier s’était borné à noter la coïncidence quand d’autres en avaient tiré profit.

Rine elle-même n’avait d’abord rien deviné ; elle ne pouvait pas connaître Ravenel. C’est Fromager qui l’avait affranchie. Ce soir-là, ils dînaient ensemble dans un de ces restaurants chic qu’il affectionnait, un informateur de Changarnier les en avait vus partir en pleines agapes. Elle avait dû parler incidemment du blessé à son amant, il avait aussitôt réagi : il lui avait demandé de retourner à l’hôpital et de favoriser sa fuite.

Et après ? Plus aucune trace du détective.

Ravenel avait-il gagné la Suisse ? L’Italie ? Avait-il pu être éliminé ?

Le bain tiédissait. Il y refit couler un peu d’eau chaude, bonde entrouverte.

Côté Ravenel, il n’avait pas avancé. Côté Pinault, maintenant.

Ulysse travaillait pour les Apolliniens, avec la bénédiction de Changarnier, qui les protégeait d’autant plus volontiers que cela lui permettait de maintenir leurs activités à l’écart des siennes. Chacun son domaine, même si certains tuilages restaient possibles, y compris entre Urubus et Apolliniens. Au fond, tout ce monde eût pu vivre en bonne intelligence, à condition que l’ego des uns ou des autres ne vînt pas perturber le jeu. Question d’équilibre et de rapport de force. Question de lucidité, surtout. En fait de cruauté, les Apolliniens n’avaient pas grand-chose à envier aux Urubus. Mais ils étaient beaucoup moins puissants.

C’était sans doute pour veiller au bon fonctionnement de l’ensemble que Corine avait été chargée d’approcher Pinault – et de l’espionner. Elle avait apparemment réussi à le séduire. Soit. Il ne fallait quand même pas la laisser contrarier ses projets. Elle avait déjà passé les bornes en s’éclipsant voilà deux semaines sans rien dire à personne, ce qui avait alarmé son benêt de cousin au point qu’il signalât sa disparition. À lui ! Tordant ! Il fallait surtout s’assurer qu’elle ne jouât pas un jeu trop personnel, comme cela semblait être le cas de la fille Fromager. Connaissant ses relations complexes avec son père, Changarnier la soupçonnait de vouloir se venger.

En se servant de Pinault ? Pas impossible.

Bon, les choses s’éclaircissaient un peu, suffisamment pour que l’inspecteur estime avoir gagné son pari. Il n’était que sept heures et demie. Il avait largement le temps de s’habiller et de se rendre à la fête.

Tout en nouant sa cravate, il s’étonnait des caprices du destin. Avoir fait sauter Corine sur ses genoux quand elle était gamine et la considérer maintenant comme une dangereuse adversaire !

Il se sourit dans la glace, et se fit peur.

 

– Pas de panique ! Restez à vos places ! La lumière va revenir !

Les musiciens s’étaient interrompus, sauf Jean, qui jouait un nocturne de Chopin. Dès que Margot eut montré par un petit rire qu’elle goûtait la plaisanterie, il se gratifia d’une bonne lampée de saint-véran.

Un cri fusa sur la gauche, du côté de l’estrade. Malika, la serveuse court vêtue, avait dû se réfugier dans les bras de Nabil ravi de pouvoir lui peloter les fesses dans le noir.

– Restez à vos places ! cria de nouveau Sergio. On cherche les bougies !

Jean sentit une présence juste derrière lui. Ses épaules se préparèrent à recevoir les douces mains de Margot.

Grave erreur.

 

Demain : Scoop

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