Le Tube, 26C/27

Publié le par Louis Racine

Le Tube, 26C/27

 

26C. Un accord parfait

Samedi 17 juin 1989

 

Alice, qui était en train de servir Braddock, fut tout éclaboussée. Deux grands Antillais, plus massifs encore que Changarnier, le soulevèrent chacun par une épaule et l’emmenèrent respirer l’air frais quoique pollué de la rue. Salomé tournait entre ses doigts les deux verres vides, le sien et celui de l’inspecteur. Solveig alla cueillir le flingue dans le punch, demanda du sopalin pour l’essuyer, en ôta les balles et sortit le rendre à son propriétaire.

– Il a décollé, et maintenant il colle. Excusez-moi, j’ai cru que vous me menaciez. Vous en seriez incapable, n’est-ce pas ?

– Je ferai fermer la boutique. Dommage, elle vient à peine d’ouvrir.

– Génial. Mon amie Salomé va pouvoir l’annoncer en exclusivité. Et vous savez quoi ? Notre petit numéro a été filmé. C’est fou comme aujourd’hui le moindre événement est l’occasion de faire des images.

 

Assis devant le piano, le cigare aux lèvres, Nabil songeait. Il avait posé ses gros doigts sur les touches et les enfonça, produisant une intéressante cacophonie.

Mystérieux, le talent de certains. Il n’avait pas celui de Charpot.

Le bar et la salle étaient déserts. Sergio venait de partir avec Malika, qu’il avait proposé de raccompagner.

Nabil contemplait le clavier.

Un jour, grâce à d’autres touches, il révolutionnerait l’art du X.

Ce jour était proche. Il le sentait venir, il s’y préparait. Un immense réseau informatique allait naître, accessible à n’importe qui à partir d’un simple ordinateur personnel. Fini le temps du cinéma porno de quartier, fréquenté par les clodos, les vieillards frustrés, les ados boutonneux, finie la honte, la tristesse, les taches de foutre sur le velours râpé des sièges. Bientôt, confortablement installé chez soi, on pourrait se mater tranquillement photos et films de cul, seul ou en bonne compagnie, on choisirait son programme dans un catalogue classé par rubriques, il y en aurait pour tous les goûts, bien sûr il faudrait trouver le moyen de se protéger et de protéger les enfants, mais il suffirait d’un système de codage, il faudrait aussi sécuriser les paiements, mais qui sait s’il ne serait pas possible de rendre l’affaire rentable rien qu’avec la pub ? Techniquement, diffuser un grand nombre d’images, animées surtout, posait encore problème, mais la puissance des ordinateurs ne cessait d’augmenter de manière quasi exponentielle tandis que les prix baissaient et que la numérisation se développait et même se généralisait. Dans dix ans à tout casser, chaque possesseur d’ordinateur aurait un cinéma porno dans son salon, dans son bureau, dans sa chambre à coucher, comme on avait aujourd’hui la télé. Le bon père de famille, le curé, le gendarme, le charcutier, l’étudiante, la grand-mère gâteau, la vieille institutrice, l’avocate, tout le monde se rincerait l’œil sans vergogne ; la demande grimperait, on mitraillerait à tour de bras pour renouveler les stocks ; en attendant de pouvoir réaliser des vidéos numériques, on pourrait toujours vendre des films par correspondance, mais aussi des accessoires, des gadgets, un gigantesque télé-sex-shop verrait le jour, enfoncé le Minitel rose ; un jour, les modèles même amateurs pourraient se filmer en direct et tout un chacun aurait son peep-show à domicile, pour le plus grand bonheur de l’humanité, car nous sommes tous des voyeurs ou des exhibitionnistes ou tout simplement des hommes curieux les uns des autres, et cela n’empêcherait pas la prostitution, car rien ne remplace le contact physique ; plus tard, on saurait simuler ces sensations à distance, à l’aide d’un appareillage sophistiqué, sans crainte des ravages du sida ; bref, un avenir radieux se profilait à l’horizon, pour l’instant on n’en était qu’aux balbutiements, mais Nabil y croyait, et se faisait fort de convertir Marun, il croyait à fond en ce nouveau dieu que les connaisseurs, peu nombreux encore, appelaient l’Internet, et que, sous l’influence sans doute de Charpot et de ses calembours de misère, il surnommait selon le cas l’Internénettes ou l’Intermecs.

Les yeux fermés, Nabil, étonné, ravi, plaqua un accord parfait.

 

– Qu’est-ce que tu fais ? Tu sors ?

Satanés gonds mal graissés !

– Non, non ; c’est juste que j’avais cru entendre du bruit dans le jardin !

La mort dans l’âme, Camille Têtenoire referma la porte d’entrée, la verrouilla, enfila ses pantoufles et rejoignit sa femme. Elle avait allumé sa lampe de chevet et l’attendait assise dans leur lit. Elle faisait une drôle de tête.

– Tu peux m’expliquer ? dit-elle d’une voix grise.

Et, tirant son bras de derrière son dos, elle exhiba deux petites culottes.

 

Lundi : Rejoindre l’horizon – Libre comme l’air – À chacun ses plaisirs

Publié dans Le Tube

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B
Samedi 17 juin! Trop fort Racine!
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L
Content que ça vous plaise !
A
Accord parfait !