Le Tube, 27/27

Publié le par Louis Racine

Le Tube, 27/27

 

27A. Rejoindre l’horizon

Vendredi 10 août 1990

 

Halvor Andreas Nygård sirotait sa Ringnes, les yeux posés sur Breiavatnet où les reflets des gratte-ciel commençaient à se piqueter de points lumineux, plus jaunes, moins brillants que les scintillations du jour. Le soleil tardait à rejoindre l’horizon, sous lequel il disparaîtrait pendant six heures à peine avant de se lever derrière le pont sur Strømsteinsundet. Pour l’instant, il traînait encore au-dessus du port, à l’endroit pratiquement où s’élèverait un jour le bâtiment dont rêvait Halvor, ce Musée norvégien du pétrole auquel il croyait de toutes ses forces, presque autant qu’à Dieu. Il le voyait déjà, avec son architecture évoquant une plate-forme de forage. Une merveille ce serait. Un joyau, la perle de Stavanger.

Il finit sa bière, alla s’en chercher une autre. Sur son passage, l’interphone sonna. C’était Andreas Halvor Pedersen.

– Tu es seul ?

– Monte.

Le temps qu’il arrive, Halvor ouvrit deux Ringnes et but la moitié d’une. Il tendit l’autre à son visiteur en manière d’accueil.

Andreas faisait une drôle de tête.

– Tu as des filles à me proposer ? Pas celles de la dernière fois, par l’enfer !

– Non, juste deux nouvelles à t’annoncer. Une bonne, et une moins bonne.

Ils s’installèrent dans le salon.

– Commence par la bonne.

– Axel est sauvé. Il a perdu un bras dans l’aventure, mais tu connais la vitalité de ton neveu. Il reste là-bas une semaine, puis ils vont le rapatrier.

– Et la mauvaise ?

Pedersen regarda tout autour de lui comme pour vérifier que personne d’autre ne pouvait entendre, but une longue lampée de bière, et, ses yeux fixés sur Nygård :

– Il y a eu des fuites concernant le tube. Le nom de la Statoil a été prononcé.

– Diable ! J’espère qu’on ne s’imagine pas que Fromager travaillait pour nous.

Halvor tendit sa boîte de coke à Andreas, se servit à son tour. Ils sniffèrent en silence, puis Halvor gloussa.

– Des conneries !

– Ça te fait rire ? Alors que ton neveu a failli y laisser la peau ? Il aurait peut-être mieux valu le mettre dans la confidence, non ?

– Des conneries, je te dis ! Qui croira que des documents de cette importance aient pu être aussi mal protégés ?

– On dirait que tu en doutes toi-même.

– J’aurais tendance. Et ne me fais pas la morale, OK ? On tourne la page.

– Mais alors, qu’est-ce que c’était que ce tube ?

– Peu importe. Laisse tomber. Ce n’est pas ça qui empêchera les bouleversements qui se préparent. Tu as vu pour Berlin. Le monde n’a pas fini de changer, Andreas.

– Il me va comme il est.

– Je te prédis...

– Quoi ? Un effondrement des cours ?

– Une ère nouvelle.

– Du moment que c’est bon pour nous...

– Ce sera toujours meilleur que le moteur à eau !

 

Sandra avait un sourire étrange.

– C’est pour toi, dit-elle à Jean ; c’est arrivé ce matin.

Il prit l’enveloppe qu’elle lui tendait. Elle était adressée à « Jean Charpot, pianiste » au club de Gaète où ils jouaient depuis une semaine. Il n’y avait pas de nom d’expéditeur.

– On dirait un CD, dit-il.

C’en était un.

– Tu as l’air ému.

Il ne put répondre tout de suite. Il tournait et retournait le boîtier entre ses doigts.

– Montre. Pélagie Meunier, I’ll Remember April. Tu la connais ?

– Un peu, souffla Jean.

Il la sentait jalouse. Il lui prit la main.

– T’en fais pas, va. Tu restes ma chanteuse préférée.

– Ça va, vous deux, la vie est belle ? dit Margot en s’interposant.

Jean déposa un tendre baiser sur ses lèvres.

– Je vois. Il y en a toujours une de trop, dit Sandra.

Ils montèrent sur scène en même temps.

 

*

*              *

 

27B. Libre comme l’air

Mercredi 5 avril 1989

 

– Désolée pour tout à l’heure. Il fallait absolument que je parle à cette collègue. Dans votre intérêt, d’ailleurs. Au fait, je vous rends votre calepin. Alors comme ça, vous êtes en pension chez les Lachenal ? Je les connais, j’ai Virginie en français, et en grec, justement. C’est une de mes meilleures élèves.

Bien que furieux contre lui-même (détective privé d’intuition, oui ! sinon de préjugés), Orson se sentait revivre comme une plante qu’on arrose. Il en eût presque oublié le cadre de sa résurrection, cette chambre terne, à la moquette malodorante, aux voilages douteux. Mais autant changer de décor.

– Je vous offre un verre sur l’avenue. Vous commencerez à me raconter en chemin.

Quand ils furent dehors, elle le complimenta sur sa vélocité.

– Tout est dans le maniement de la canne. Et puis, avec vous, je n’ai peur de rien.

– C’est nouveau, ça. On dirait que vous tenez déjà à me remercier.

– Quoi que vous ayez à me dire, votre présence me fait du bien.

– Seigneur ! ce quoi que m’est une douce musique.

Il s’assirent à une terrasse, tous deux face au soleil. Elle reprit :

– Je ne pensais pas rester absente si longtemps, mais... C’est compliqué, Denis. Robert est un garçon compliqué. Plus que vous encore. Il a été mon amant, il voudrait le redevenir. Vous voyez ? Denis ? Orson ? Sarah Bernhardt ?

– Non, je ne vois pas. Quel rapport avec moi ?

– Attendez. Robert est marié.

– Avec votre collègue.

– Vous voyez que vous voyez quand vous voulez. Cela dit, Robert aussi est mon collègue. Il est professeur de géographie et, au passage, le fils de l’inspecteur Changarnier, le grand à moustache qui s’est fait inviter par le fumeur de havanes.

– Et moi, là-dedans ?

– Mélanie est agrégée de lettres classiques.

– Comme vous.

– Je ne suis pas agrégée ; mais peu importe. Je voulais lui demander confirmation. Et figurez-vous (elle se rengorgea, deux charmantes, juvéniles fossettes naquirent sur ses joues)... que j’avais bon !

– Mais encore ?

– C’est ce que je vous ai crié en partant.

– Je n’ai pas bien entendu.

– Un thème ! Le contraire d’une version.

– Merci, je sais ce qu’est un thème. Et en l’occurrence ?

– Mélanie m’a aidée à retrouver le texte de base ; je dois dire que Robert nous a été précieux ; tenez, voici l’original. Ça vient des annales d’un concours.

Elle avait sorti de son sac une feuille de papier pliée en quatre. Il la prit, la déplia et lut le titre à haute voix :

Comment Ératosthène calcula la circonférence du globe terrestre ; oui, je connais l’histoire : le soleil qui éclaire pile le fond d’un puits en Égypte, à Syène.

– Quelle culture ! Vous m’épatez. Je ne vous apprendrai donc pas comment s’appelle Syène aujourd’hui.

– Assouan, bien sûr.

Seule la présence d’Isabelle l’avait empêché de se texaveryser. Quoi ! Ce que Charpot transportait dans ce tube, c’était un brouillon de devoir, une antisèche peut-être ! Quelle monstrueuse absurdité ! C’est pour ça qu’il avait perdu une jambe ! C’est ce brimborion que lui disputait un ennemi aussi mystérieux qu’acharné ! D’où pouvait provenir une telle méprise ?

Surmontant héroïquement son trouble, il articula :

– Un grand merci. Vous venez d’éclaircir un mystère qui me hante depuis deux mois.

– Vous n’avez pourtant pas l’air comblé.

– Je le serai peut-être quand vous aurez répondu à une question.

– Laquelle ?

– Vous dites que ce Robert est marié. Et vous ?

– Libre comme l’air, James-Orson-Denis !

Il éclata de rire. Et le parfum d’Isabelle lui fit oublier tous les autres.

 

Vendredi 16 juin 1989.

 

Pour la dixième fois depuis le matin, Jean Charpot se contemplait dans la glace de sa salle de bain, et, pour la centième, il se passa la langue sur les dents.

Pas mal.

Dommage de ne pas être en mesure de témoigner sa gratitude à Solveig, la plus manquée des femmes de sa vie. C’était fou quand même, ça continuait : il ne savait rien d’elle, elle savait tout de lui.

Il s’assit au piano et lui composa une ballade. Il lui devait bien ça.

 

*

*              *

 

27C. À chacun ses plaisirs

Dimanche 18 juin 1989

 

– Eh ! tu frappes comme un sourd. Tu te crois au temps des machines à écrire !

– Bonjour Salomé ! Alors, cette inauguration ?

– Sympa. Et toi, ton concert ?

– Le pied ! Ils sont bons ! Je suis en train de leur faire un papier d’enfer.

– Je te crois. Toujours pas de nouvelles de ta cousine ?

– Aucune. Maurice s’est gouré.

– Maurice Czernichow, le batteur ? Mo ?

– C’est vrai, je t’ai pas dit. Il m’avait parlé d’une fille qui pouvait être Corine ; il l’avait vue au club vendredi, et le pianiste la connaissait. C’est aussi pour ça que j’y suis allé, pour vérifier. Mais Charpot – le pianiste – a démenti. En fait, ce soir-là, il a juste eu un malaise, il est parti, et les gens ont cru qu’il voulait rejoindre la fille.

– C’était peut-être elle quand même. Tu leur as pas montré sa photo ?

– Ça a rien donné. Faut dire qu’ils étaient tous un peu stressés, suite à l’attentat.

– Quel attentat ?

– Un truc bizarre. Y a eu une panne de courant, une bagarre dans le noir, et quand la lumière est revenue le patron a minimisé, mais il s’était ramassé un vieux gnon. Tu me connais, j’ai enquêté, sans résultat. Tout le monde se tait. Si tu veux mon avis, ça sent le règlement de comptes.

– Y avait le fils Changarnier, non ?

– Le prof de géo ?

– Non, le deuxième, Clément. Il prend des cours de sax avec GLS.

– Ah d’accord, je vois. Il est plus mignon que son père. Moi, le genre armoire à glace...

 

Raoul Ipoustéguy ferma la porte du garage, s’assura d’un ultime regard qu’il avait bien replié l’antenne de l’émetteur, remonta dans sa jeep et prit la direction de la montagne.

Rarement il avait autant espéré d’une soirée spéciale. Dans moins d’une heure il... il... Mais d’abord arriver à bon port, et en bon état. Il se domina.

Quatre mois à peine qu’Auvigne avait évincé Maxime Pujol à la tête de la communauté des Janglards. Lui avait haussé le niveau de jeu, faisant d’Auvigne son second. Puis il avait invité tout ce monde à venir s’établir chez lui, et il ne se passait pas de jour qu’il ne se délectât de sa propre habileté. Avoir racheté discrètement la propriété qu’il avait autrefois vendue le double pour y loger ces faibles d’esprit devenus ses fidèles, quel à-propos ! Quant à Grégoire Pujol, qui prétendait venger son frère, il n’avait rien trouvé de mieux que de suivre les pas d’Auvigne en se faisant embaucher à sa suite chez Baffert ! Ridicule !

En route, il croisa deux bolides qui se tiraient la bourre. À chacun ses plaisirs. Lui...

 

La Porsche avait visiblement attendu la Maserati pour lui démarrer sous le nez. L’autre réagit aussitôt. La course-poursuite commença.

Elle se prolongea sur le boulevard circulaire. Une 505 PTS se joignit à la partie.

L’Italienne entra la première en ville. Talonnée par la Peugeot, elle eut toutes les audaces. C’est ainsi qu’ayant brûlé un feu rouge elle fit un écart pour éviter un camion – ses poursuivantes n’en eurent pas le temps –, tua une promeneuse sous les yeux de son compagnon unijambiste et finit sa course dans une bonneterie. Nabil mourut sur le coup, Lucas Baffert et l’autre chauffard pendant leur transport à l’hôpital.

 

Mercredi 9 août 1989.

 

– Tu me manqueras, Denis.

Il serra au fond de son cœur cette parole d’adieu, le seul bien de valeur qu’il emportât à bord du Pride of Kotzebue avec, dissimulé dans sa jambe de bois, l’objet auquel il devait les plus grands bonheurs et les plus grands malheurs de sa récente existence.

En souvenir d’Isabelle, surtout.

– Prends soin de toi.

Il l’embrassa sur le front. Jamais elle n’avait été aussi mignonne. Elle avait demandé à son père de lui faire une natte. Les deux hommes se donnèrent l’accolade et il embarqua. Quels braves gens ! L’avoir accompagné à Marseille ! Lui avoir offert la traversée ! Ça ne coûtait pas très cher (et, en tant que traducteur, il serait nourri), mais quand même !

En rentrant dans sa cabine, il se rappela la réflexion de Virginie la trouvant triste. Il eut l’idée de la remplir de plantes vertes avec les derniers sous qui lui restaient de ses leçons. Il enverrait le petit Judea. Non, il préférait choisir lui-même. Il demanderait au radio de le conduire en ville. Ou à Pinault, l’homme de barre, son futur partenaire aux échecs. Ou encore à Cardonell, qui fuyait son passé récent, après l’opération de trop.

Le soleil avait commencé à décliner, comme poursuivi par la lune à son premier quartier. Le cargo appareillerait à l’aube.

 

 

 

Publié dans Le Tube

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B
Je vois que nous sommes sur la même longueur d'onde.
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A
La lune à son premier quartier : un aveugle comprendrait. Un aveugle comprend. Et le 9 août 89 ! Racine, vous devriez écrire.
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