Le Tube, 21B/27

Publié le par Louis Racine

Le Tube, 21B/27

 

21B. Un humoriste

Mercredi 5 avril 1989

 

– Ne croyez pas que j’accepte souvent l’invitation d’inconnus. En général c’est plutôt moi qui propose à un homme de s’asseoir à ma table. Mais, vu votre état, j’ai préféré me déplacer.

– Vous voulez dire que vous aviez l’intention de m’inviter ?

– Je crois que nous avons eu la même idée en même temps.

Orson savourait doublement ce moment, pour le plaisir qu’il lui procurait, et en anticipant celui que lui en réservait le souvenir. Il se sentait dorénavant lié à cette femme d’une complicité profonde et durable, dussent-ils ne jamais se revoir. C’était comme la face positive de l’absurde. Cette rencontre était importante, il le savait, il ne savait pas encore à quel point ni pourquoi elle l’était, et il savait qu’il ne le savait pas. Il adorait ce savoir mêlé d’ignorance, ou plutôt fait de la même pâte, pareille à celle qu’il avait appris dès l’enfance à remodeler sans cesse, pour s’inventer un monde non à l’ombre du sien, mais dont le sien n’était que l’ombre ; et, curieusement, privé désormais d’une jambe, il lui semblait que cette ombre de jambe dont il était pourvu n’était que le reflet de celle qu’il ne perdrait jamais, qu’il ne pouvait pas perdre.

– Vous êtes bien songeur.

– Vous m’inspirez.

– Des pensées, alors, pas des discours. Tant mieux. J’ai horreur des bavards.

– Qu’est-ce que vous faites dans la vie ?

– On peut faire quelque chose en dehors ?

– Bien sûr. C’est justement ce que j’étais en train de me dire. Alors ?

– Je suis professeur de lettres classiques.

– Vous avez de la chance ; ça me plairait d’être entouré de petites secrétaires. Je plaisante, ajouta-t-il comme elle haussait les sourcils. Les lettres classiques, je sais ce que c’est : français, latin, grec.

– Un humoriste, hein. Vous cachez bien votre jeu.

– Pas toujours.

– C’est vrai, vous n’êtes pas un voyeur très discret. Nous nous offrons quelque chose ?

– Volontiers. Offrez-moi un dry martini.

Shaken, not stirred ? D’accord, James. De vous, j’accepterai un dolce vita. Vous avez de nouveau l’air absent.

– Je pense en effet à quelque chose.

– Bonté divine ! Ne me dites pas trop vite quoi.

– Ça vous concerne.

– Vous croyez me rassurer ?

– Ce n’est pas ce que vous pensez.

– De mieux en mieux.

– Garçon !

Tout en passant commande, Orson-Denis remarqua, seul à une table voisine, un homme entre deux âges, corpulent, basané, le type même de ce que les romans d’Agatha Christie appellent un Levantin. Mais aussi, c’était exactement l’idée qu’il se faisait de ce Nabil qu’il n’avait jamais rencontré mais qui lui avait été si utile. Quelle coïncidence si ç’avait été vraiment lui !

– J’ai l’impression que nous sommes en train de vous perdre, James.

– Excusez-moi. Vous disiez ?

– Je rêve ; si je puis me permettre. C’est vous qui parliez. De quelque chose qui me concerne.

– Bien sûr ! J’ai un service à vous demander. Vous lisez le grec ancien ?

– Je me débrouille ; pourquoi ?

Il tira son calepin de sa poche, l’ouvrit, le lui tendit.

– Vous pourriez me dire ce que ça signifie ?

– Jolie écriture ! Qui a copié cela ?

– C’est moi. Mais je n’y connais rien.

– Pas mal, pour un néophyte.

Peu à peu, ses sourcils se froncèrent. Un voile passa devant ses yeux.

– Alors ? Ça vous parle ?

– C’est bizarre. C’est bien du grec ancien, je veux dire que ce n’est pas une simple transcription, quelqu’un qui se serait amusé avec l’alphabet. Mais ce n’est pas du très bon grec. Il y a des fautes. Pas beaucoup, mais quand même. Ça ne peut pas être un texte authentique, ou alors c’est quelqu’un qui a essayé de le reconstituer de mémoire. Par ailleurs... Je sais ! s’écria-t-elle brusquement – et son regard avait repris tout son éclat – ; j’y suis ! Mais où avez-vous trouvé ça ?

 

Demain : C’est plein de vie

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