Le Tube, 14B/27

Publié le par Louis Racine

Le Tube, 14B/27

 

14B. S’inventer une destination

Jeudi 9 février 1989

 

– Vous n’envisagez pas d’installer une douche ? chuchota Jean, douloureusement conscient de puer à travers ses vêtements propres. Ou ne serait-ce qu’un robinet d’eau froide ? Au lieu de devoir préparer le café à l’eau minérale ?

– Je l’aurais peut-être fait si nous avions dû rester en relation et si j’avais gardé ce chalet. Mais nous nous séparerons bientôt et je doute que nous nous revoyions jamais. Quant au chalet, vous seriez acquéreur ?

– Pourquoi le vendre ?

– Mission terminée, mon garçon. Attention !

Elle s’aplatit un peu plus sur le sol et il en fit autant. L’homme qu’ils surveillaient regardait dans leur direction.

– On ne dirait pas.

– Une mission s’achève, une autre commence. Parlez-moi des Janglards.

– Je ne l’ai pas déjà fait ?

– Hier soir ? Vous m’avez dit beaucoup de choses, certaines très intéressantes d’ailleurs, mais sur les Janglards, rien. OK, on va pouvoir se relever.

La moto s’éloignait, la remorque brinqueballant sur le chemin empierré.

– Vous ne le suivez pas ?

– Inutile, je sais où il va.

– Où donc ?

– Chez Ipoustéguy. Vous êtes bien avancé, hein ?

– Solveig, je peux vous poser une question ?

– À l’évidence, oui. D’ailleurs, vous n’arrêtez pas. Une autre ?

– Pourquoi êtes-vous si brillante et moi si nul ?

– Je ne pense pas que vous soyez nul au piano.

– Comment savez-vous que je suis pianiste ?

– Jean, je peux vous répondre ?

– Pourquoi le demander ?

– Parce que la réponse risque de vous faire mal.

– Dites quand même.

– Je sais tout de vous.

– Si je comprends bien, j’ai été très bavard.

– Très. Un vrai moulin à paroles.

– J’ai pu dire des bêtises.

– Vous en avez dit, aucun doute là-dessus.

– Et vous, pourquoi vous être dévoilée aussi facilement ?

– Parce que c’était sans le moindre danger.

– Vous parlez comme si vous alliez m’éliminer.

– Vous avez vu trop de films d’espionnage. Non, vous avez raison, cette fois encore, et je préfère rendre hommage à votre sagacité. Si je ne vous tue pas, c’est qu’il n’est pas totalement impossible qu’un jour j’aie besoin de vous. Quand, comment, vous le saurez le moment venu. En attendant, nos routes se séparent.

– Ici ?

Ils étaient revenus devant le chalet. Dans l’air frais et léger, les pins tamisaient une chaude lumière, leur résine embaumait.

– Nous devions faire un tour, reprit Jean.

– Nous l’avons fait. Un tour complet. Et je vous ai vu à l’œuvre sur le terrain. Maintenant reprenez votre valise, où il vous reste deux slips et trois chaussettes propres, et redescendez jusqu’à la route. Un taxi vous y prendra. Il vous emmènera où vous voudrez. La course est payée. Allez, mon garçon.

Elle lui tendit la main. Il la serra sans hâte, cherchant à retenir l’instant, mais ne sentant que sa propre étrangeté.

– Au revoir, Jean Charpot.

– Au revoir, Solveig... Solveig comment ?

Les yeux étincelants, elle releva le menton :

– Fromager. Solveig Fromager.

 

Jean atteignit la route comme le taxi arrivait.

Les vingt minutes de la descente lui avaient suffi pour s’inventer une destination. Ce serait la grande ville la plus proche. Il n’y connaissait personne, mais elle avait bonne réputation parmi les jazzmen. Lui-même y avait joué autrefois. Il essaierait de s’y refaire avant de gagner l’Italie.

 

Demain : Franchir la ligne

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C
Vous auriez une photo de la dame?
Répondre
L
Votre imagination y pourvoira !