Le Tube, 6A/27

Publié le par Louis Racine

Le Tube, 6A/27

 

6A. Babar ne répond plus

Jeudi 9 août 1990

 

Alla tod’ambrosiês kai nektaros estin aporrôx ! hurlait le chœur.

Alla tod’ambrosiês kai nektaros estin aporrôx ! répéta le Phénix.

Alors, sous les hautes voûtes, s’éleva un chant abominable de douceur narquoise, de méchanceté savamment mijotée, tandis que les deux officiants, brandissant de lourdes seringues, s’approchaient de la victime allongée sur la table, à proximité de la fosse aux parois toutes noires. Les plus endurcis des fidèles sentaient le manchon de leur torche coulisser dans leur main moite, quelques novices s’évanouirent, les sacrificateurs, tournés vers le Phénix, n’attendaient que le signal pour passer à l’action.

Soudain les épaisses volutes de fumée rouge qui roulaient dans la crypte tressaillirent. Derrière son masque, les yeux du Phénix se tournèrent vers la porte, qui se refermait déjà. L’homme qui venait d’entrer était maigre et de petite taille, et portait comme la plupart des assistants une longue tunique orange et jaune ; mais la sienne s’ornait en outre d’un triangle bleu nuit. D’un pas rapide, il fendit la foule et alla se placer à la droite du Phénix.

Les sacrificateurs regardaient toujours leur maître, qui leva son sceptre. Aussitôt les deux seringues s’enfoncèrent ensemble dans les flancs de la victime. Elle fut secouée de nombreux soubresauts, et même se tendit comme un arc vers le plafond rougeoyant, avant de s’abattre sur la table, où elle demeura immobile ; et des flots de sang coulaient dans la fosse, du fond de laquelle s’élevèrent des hurlements épouvantables, cependant que les officiants présentaient au Phénix leur seringue pleine, tout en criant en cadence : Tê pié ! Tê pié !

– Tes pieds ! murmura l’homme au triangle bleu, à l’adresse du Phénix. Tu devrais changer ce rituel ridicule.

– Il faut du ridicule pour qu’un rituel soit pris au sérieux.

Tê pié ! Tê pié ! scandait maintenant toute la crypte.

– Tu es en retard, Hilaire, ajouta le Phénix.

Il leva son sceptre une nouvelle fois. Montant de la fosse, les hurlements redoublèrent de violence et de furie ; les créatures qu’elle contenait bondissaient assez haut pour laisser entrevoir les extrémités de membres noirs et tordus, et même, l’espace d’une seconde, un horrible museau, une gueule barbouillée de sang, dont les mâchoires mordirent la fumée roussâtre – et leur affreux claquement perça sinistrement le vacarme ambiant.

– Babar ne répond plus, dit Hilaire.

– C’est ennuyeux. Aide-moi.

Il leva les bras. L’un des sacrificateurs introduisit lentement dans la bouche du masque l’aiguille géante de sa seringue. Puis il poussa le piston.

Tê pié ! hurla Hilaire, aussitôt imité par la foule.

Debout à côté du Phénix, mais légèrement en retrait, il surveillait la manœuvre, prêt à intervenir discrètement si un pli récalcitrant bloquait le déroulement du réservoir, comme ç’avait été le cas une fois. Cette rigolade ! Il y avait eu du sang partout. Mais ce jour-là, la poche s’emplit régulièrement.

Le Phénix baissa les bras. Le second sacrificateur se tourna vers l’assistance, semblant chercher quelqu’un.

– À toi, dit le Phénix.

Hilaire s’avança d’un pas. Il savait déjà où trouver sa proie. Mais il fit mine de chercher lui aussi ; puis, d’un geste solennel, il tendit l’index vers une jeune femme du troisième rang. À l’instant, elle prit un air effaré, cependant qu’on s’écartait d’elle. Elle sembla vouloir fuir, mais déjà deux fidèles l’emmenaient, la conduisaient devant le Phénix. Les cris et les chants reprirent.

Les sacrificateurs forcèrent la jeune femme à faire face à la foule. L’un des deux lui tint fermement les bras en l’air, et l’autre lui enfonça sa seringue dans la bouche.

– C’est encore ce poivrot d’Australien, murmura le Phénix.

– Sais pas. J’ai comme un pressentiment.

La foule trépignait avec la plus absolue ferveur. Dans la fosse, en revanche, les êtres de cauchemar s’étaient calmés ; ils n’émettaient plus qu’une faible plainte, entrecoupée de sanglots étouffés.

La seringue était enfin vide. Les sacrificateurs lâchèrent la jeune femme. Elle tint encore debout quelques secondes, comme suspendue par les bras à des fils invisibles. Puis Corine Rouge s’effondra.

 

Demain : À table !

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