Le Tube, 1C/27

Publié le par Louis Racine

Le Tube, 1C/27

 

1C. Le Soleil d’Assouan

Vendredi 16 juin 1989

 

Sa barrette fantaisie entre les dents, Margot Géronimi arrangeait sa queue de cheval. Son regard rencontra celui de Sandra, et sa grimace devint un sourire. Symétriquement, Sandra sourit à son tour avant de signifier par une jolie moue quelque chose comme : « Pas terrible, ce soir, hein ? »

Les deux jeunes femmes tournèrent ensemble la tête vers Jean, qui d’un pas insolemment confiant regagnait son tabouret.

C’était devenu une règle : toutes les heures il fallait sacrifier à la vessie du pianiste, depuis qu’il s’était remis à boire pour retrouver son fameux toucher. Il était bien le seul à y croire, avec cette crapule de Nabil. Le projet ne tenait pas plus debout que Charpot lui-même. Personne d’ailleurs ne l’avait connu à la grande époque, quand il séchait chaque nuit sa bouteille de fine champagne. Désormais il fondait ses espérances sur le gouleyant, ayant ainsi baptisé un mélange équilibré de vin blanc et de jus d’orange dont il consommait un quart de litre par standard et qui, bien glacé surtout, lui procurait une ivresse légère et progressive, une euphorie sans amertume, au prix d’à peine la moitié de son cachet et d’une fréquente envie de pisser.

Margot reprit sa contrebasse. Gilou avait échangé son alto contre un hautbois, Mo ses balais contre des baguettes. Jean s’était rassis devant son clavier et buvait sa dose. Margot se pencha vers lui.

On allait jouer Night in Tunisia.

Nabil shunta la musique d’ambiance et remit la douche sur Sandra. Comme toujours, c’est elle qui donna le tempo. Mo attaqua à la caisse claire et aux cymbales, suivi par Margot, puis Jean plaqua un de ses accords louches et Gilou entra, parfaitement en place, avec ses trilles prolongés. On le sentait heureux de jouer enfin de son instrument de prédilection. Il faut dire que ça sonnait. Inspiré, Jean frappait comme un sourd. Mo et lui aimaient particulièrement ce standard, à cause d’un long solo de batterie qui permettait au premier de s’exprimer, au second de s’imbiber.

Sandra glissa de son tabouret, son pied menu toucha le plancher, elle décrocha le micro, esquissa un pas de danse, et sa voix s’éleva, sa magique voix de mezzo dont Mo disait qu’elle lui foutait les poils.

En quelques secondes, la piste fut totalement envahie. Certains dansaient le rock, d’autres le twist, la plupart n’importe quoi. Parmi eux, Margot reconnut un habitué, un grand brun de vingt-cinq trente ans au regard très clair, qui bougeait systématiquement à contretemps. À croire qu’il le faisait exprès. Elle resta un moment fascinée par un tel manque d’intuition rythmique, puis détourna les yeux, de peur que son propre jeu n’en pâtît.

On arrivait au break. Les connaisseurs s’immobilisèrent tout d’un coup, comme pétrifiés, tandis que Gilou balançait ses pleines mesures de triples croches. Évidemment, le grand brun continua à remuer, et marqua d’une pirouette chancelante le troisième temps de la reprise. Sa cavalière, une petite blonde aux joues fraîches que Margot n’avait encore jamais vue, éclata de rire, tandis que Gilou se lançait dans un étonnant chorus, dont les arabesques s’harmonisaient à merveille avec la sonorité de son instrument.

Sans exagérer, Night in Tunisia fit un tabac. Mo avait rallongé la sauce, et Jean agita la bouteille en plastique qu’il appelait son jerrycan, pour que Nabil la lui remplisse. Le pseudo-Égyptien s’approcha, mâchouillant un de ses barreaux de chaise accoutumés. Margot entendit Jean lui suggérer de remplacer la moitié du vin blanc par de la vodka. Elle profita de ce nouvel intermède pour se réaccorder, puis elle sourit à Gilou et à Mo, qui s’étaient vraiment défoncés pour racheter le Bluesette de tout à l’heure, et ils lui rendirent son sourire. Sa sœur s’approcha et leur dit qu’un client réclamait Now’s The Time.

– T’as des paroles là-dessus ? demanda Gilou en reprenant son alto.

– Je ferai du skat, dit Sandra.

– J’ai une deuxième voix, dit Mo. On se fait le thème à deux voix, en skat.

Le grand brun était resté près de la scène, son regard très clair levé vers Sandra. La petite blonde rappliqua :

– Tu viens, Ulysse ?

Jean avala de travers son gouleyant-vodka.

Cette fille, c’était Corine Rouge.

 

Demain : Ni main verte ni pied marin

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D
L'art de camper des personnages, une atmosphère.
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L
Le campeur vous remercie !