Le Tube, 2C/27

Publié le par Louis Racine

Le Tube, 2C/27

 

2C. Le pianiste a disparu

Vendredi 16 juin 1989

 

– Où est Jean ? demanda Nabil.

À vrai dire, Margot n’entendit pas la question, à cause de la musique, du bruit, et du cigare toujours vissé à la bouche du patron. Mais le geste était suffisamment éloquent, et puis tout le monde sur la scène se demandait depuis un moment où était passé le pianiste. Sauf peut-être Sandra.

– Tu sais où il est, toi ?

– Avec cette blonde, sûrement, grimaça la chanteuse.

– Une blonde ? dit Margot. Jean avec une blonde ?

– Je ne te parle pas de Jean, mais du grand brun, là, tu l’as bien remarqué.

– Celui qui vient le vendredi, qui te fait les yeux doux et qui danse comme un pied ? Il est pas avec la blonde, je viens de la voir partir toute seule. Elle avait l’air pressée.

– Forcément, elle courait le rejoindre, soupira Sandra.

– Rejoindre Charpot ? s’immisça Gilou.

– T’occupe, dit Margot.

– Personne ne sait où est Jean ? intervint Mo. Faudrait attaquer le dernier set.

– Il doit être aux chiottes, dit Sandra.

– Tu penses bien que j’ai vérifié, dit Mo.

– Alors il est allé prendre l’air, dit Sandra.

Et elle fit pivoter son poing devant son nez.

– Je voudrais pas dire, dit Gilou, mais la vodka à la place du vin blanc, c’était une erreur.

Nabil écarta solennellement son cigare de ses lèvres :

– De toute façon, s’il est pas là dans cinq minutes, je le vire. Des pianistes il y en a à la pelle.

– Des comme Jean ? dit Mo. Vous n’y connaissez rien, ça se voit.

– C’est pas la question, dit Sandra. Charpot est un ami, si on le vire, je m’en vais.

– Je m’en vais aussi, dit Margot. Avec votre pelle, vous ramasserez bien une chanteuse et une contrebassiste.

Le pseudo-Égyptien souleva ses deux bras d’un air ennuyé, et un sourire presque chaleureux s’étira sous sa moustache :

– Non mais les filles, je rêve. Le talent que vous avez, et vous allez bousiller votre carrière pour un poivrot ?

Margot crut qu’elle ne pourrait pas se retenir de le gifler. Elle savait ce que, prononcé par Nabil, le mot talent recelait de sous-entendus. Mais déjà Sandra rétorquait :

– Justement, le talent qu’on a, et on ne va pas galérer plus longtemps dans cette boîte minable.

Margot priait pour que Jean réapparaisse. Elle se tourna vers l’étroit escalier qui descendait du rez-de-chaussée, et vit le grand brun, celui que la petite blonde avait appelé Ulysse. Il venait vers eux avec la même grâce qu’il mettait à danser, donnant à chaque pas l’impression qu’il allait s’étaler de tout son long parmi les tables hérissées de chopes et de bouteilles. Margot salua cette diversion, mais, comme il les rejoignait, Sandra se campa devant lui :

– Une boîte minable, répéta-t-elle, et fréquentée par des minables.

Puis elle le bouscula et fonça vers la sortie.

Margot la suivit. Mo lui emboîta le pas. Gilou rangea son alto. Le visage de Nabil avait changé d’un coup.

– C’est vous les minables ! hurla-t-il. Foutez le camp ! Et si vous voyez Charpot, dites-lui que je...

Suivaient des promesses de mauvais traitements, assorties de périphrases péjoratives, et qui se perdirent dans le brouhaha, lequel avait à peine faibli.

– Ma contrebasse, dit Margot quand ils furent sur le trottoir.

– Plus tard, dit sèchement Sandra. En tout cas, moi, je ne remets plus les pieds ici.

– Vous récupérerez vos instruments demain, dit Gilou, qui avait pris soin d’emporter les siens.

Mais pour Margot sa contrebasse, c’était comme une seconde sœur. Elle redescendit, Mo sur ses talons.

Les gens continuaient de danser comme si rien ne s’était passé. Dans un coin, Ulysse causait avec Nabil, qui ne leur adressa pas un regard.

 

Lundi : Une mystérieuse lueur

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U
Super le tableau et l'index ! Merci Louis Racine !
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L
On essaye, comme disent les restaurateurs quand ils font les modestes.