Le Tube, 17B/27

Publié le par Louis Racine

Le Tube, 17B/27

 

17B. Le fond des yeux

Mercredi 5 avril 1989

 

Improvisateur de talent, Charpot ne manquait pas d’imagination dès lors qu’une mélodie ou une suite d’accords l’inspirait. Dans la vie, il en allait tout autrement. Quand bien même la sienne eût été un bœuf permanent, il n’eût pu réduire l’écart entre intention et réalisation.

Disons plus simplement que, pour improviser, il faut connaître ou, à défaut, deviner le morceau. Or Charpot n’avait qu’une vague idée de celui-là. Aussi est-ce avec une certaine appréhension qu’il retourna au garage Baffert.

Deux mois s’étaient écoulés depuis qu’il avait commis l’indélicatesse que l’on sait, non sans se jurer de la réparer. Il venait pour cela. Il rembourserait le garagiste, lui présenterait des excuses circonstanciées (sans lui parler de la R 12 !), et reprendrait le volant de sa nouvelle voiture, acquise par l’entremise de l’obligeant Nabil, une Ford Capri 2300 GT dont la consommation élevée (sujet sur lequel il n’était guère pointilleux) justifiait un prix dérisoire.

Au début, tout se présentait bien. Il faisait beau. La route longeait des vergers en fleurs. Jean achevait de se réveiller en écoutant Ella Fitzgerald. Il retrouva facilement le garage, dont le portail grand ouvert semblait l’attendre. Il le franchit sans voir personne, mais, comme il amorçait une courbe pour aller se ranger devant le bureau, de furieux aboiements retentirent. Jaillissant des ateliers, un énorme chien se rua sur lui. Il remonta précipitamment sa vitre, empêchant de justesse le molosse de lui attraper le bras. Les yeux pleins de haine, les babines retroussées sur des crocs surdimensionnés, le clebs ne se décollait pas de la portière, si bien que Jean eût renoncé à son projet et ne se fût pas même arrêté – tant pis pour ces connards ! – si une femme n’eût paru sur le perron et, de quelques exclamations magiques, n’eût rapidement mis fin au vacarme. Jean attendit que le monstre se fût éloigné pour couper le contact et descendre de voiture, dissimulant le moins mal possible son hésitation. Mais le chien était désormais tout à fait calme ; il se coucha, et poussa la mauvaise foi jusqu’à se rouler sur le dos avec des grognements indécents. Jean leva les yeux vers la femme.

Son expression le frappa, mélange de tristesse, de peur et de colère. Il mit du temps à se rendre compte qu’elle était plutôt jolie. Trente-cinq ans peut-être, une silhouette agréable malgré un peu d’embonpoint, elle dégageait un charme certain. Dommage que ses gros yeux bleus filtrassent ce regard dur, où perçait toutefois un fond de charité. Jean finit par mettre un mot sur tout cela : c’était l’incarnation de la détresse. Bon, se dit-il, j’ai de quoi lui remonter le moral.

– Vous effrayez pas, il vous fera rien. Qu’est-ce que vous voulez ?

– Il aime peut-être pas les Ford.

Au lieu de sourire, elle articula lentement :

– Eh ! je vous reconnais, vous.

– Oui, un mauvais souvenir ; mais regardez.

Et il exhiba la liasse de billets qu’il tenait toute prête dans sa poche.

– C’est ce que je vous ai pris. J’ai arrondi à trois mille cinq cents.

Elle restait immobile, les mains refermées sur la rambarde. Le silence qui s’installait permettait de mieux savourer le cocktail olfactif tournoyant dans la fraîcheur du matin, fragrances florales envolées des vergers voisins ou des jardinières accrochées aux fenêtres, remugles huileux exhalés par les ateliers en contrepoint d’une haleine caoutchoutée, relents de déjections canines faisant grumeaux.

La rupture fut si soudaine qu’il ne comprit qu’après coup ce qui arrivait.

En deux secondes, la femme l’avait rejoint et s’était pendue à son cou.

– Emmenez-moi loin d’ici, le supplia-t-elle. Tout de suite.

Déjà elle avait pris place dans la Capri.

– Vite. S’il vous plaît. Démarrez.

Il demeurait là, désorienté, quand elle appela :

– Rex ! Attaque !

Ni le chien ni Jean ne se firent davantage prier.

Comme la Ford franchissait en trombe le portail, elle croisa une fourgonnette 205. Jean eut à peine le temps de reconnaître Lucas Baffert.

– Il était temps, dit la femme. Prenez à droite.

– Et lui, il va se rouler sur le dos ?

– Taisez-vous et foncez.

 

Demain : La dernière bière

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