Le Tube, 16B/27

Publié le par Louis Racine

Le Tube, 16B/27

 

16B. Des anges peut-être

Samedi 11 février 1989

 

Orson regardait sa jambe de bois.

Il ne s’interrogeait pas sur la réalité de ce qu’il vivait. Il avait dépassé ce niveau. Ce qui pouvait faire question, à la rigueur, c’était de savoir dans quel rêve il se situait.

Qu’y avait-il de vrai dans cette histoire ? Sa jambe ? Une prothèse. Et d’un autre âge. À croire que, s’il eût perdu une main, il se fût retrouvé avec un crochet !

Et ce médecin marron, ce Cardonell ? Un personnage de cauchemar ! Compétent, certes, et sérieux. Mais d’un sinistre ! Il l’avait traité comme s’il eût douté à chaque seconde qu’il fût encore en vie. « Vous avez une résistance exceptionnelle. Normalement, vous devriez être mort », lui avait-il dit.

Vivant, il l’était bel et bien. De qui parlait-on toutefois ? D’Orson ? Fini, Orson. Il avait maintenant de faux papiers au nom de Denis Boivin.

Quant au reste de ses nouveaux alliés, il avait du mal à les considérer autrement que comme des fantômes. Le tenancier du club de jazz, le roi des entremetteurs, qui lui avait arrangé tous les coups pour une somme dérisoire sans exiger la moindre contrepartie, le taulier obligeant et sa fille incroyablement serviable... Des anges peut-être ! Quel contraste avec ses employeurs, qui l’avaient froidement laissé tomber !

Orson, ou plutôt Denis – il allait falloir s’y habituer – refit ses comptes. Tout à l’heure, il s’était trompé. Il s’y perdait. Tant de péripéties ces derniers jours ! Donc, récapitulons : il lui restait en tout et pour tout deux cent vingt francs pour vivre jusqu’à... Non, de nouveau cette erreur idiote, c’était deux cent cinq, pas un de plus.

Il se leva. Bon, il tenait debout. D’accord, les cannes restaient utiles voire indispensables, mais rien à voir avec avant.

Il sortit dans le couloir, aperçut Virginie qui, à peine débarrassée de son manteau, esquissait un pas de danse devant le miroir de la réception. Ça lui donna un petit coup de fouet. Il s’avança.

– Bonjour ! lança-t-elle. Faites voir. Pas mal !

– Pas cher, surtout !

Il se revit introduisant le tube dans le pilon, un défi à ses employeurs, qui l’avaient laissé dans l’ignorance de ce qu’il cherchait, de ce qu’ils voulaient qu’il trouvât pour eux. Ce truc ne valait-il pas une jambe ?

– Il fait bon dehors, vous devriez prendre l’air. Vous voulez que je vous accompagne ? Allez, on y va ! Bras dessus bras dessous !

– Mais tu viens à peine de rentrer !

– Et alors ? si j’ai envie de ressortir !...

– ... Nabil peut vous avoir de la morphine, murmura-t-elle comme il posait son bras sur ses épaules. Elle ajouta joyeusement : En avant ! Dernier week-end avant la rentrée.

– Tu n’es pas contente de reprendre l’école ?

Ça dépend des matières. Et des profs. Ma préférée c’est madame Calmejane, je l’ai en français, et aussi...

La fin de sa phrase fut avalée par le bruit dune moto qui passait.

Un soleil fripon clignotait entre les branches nues. Denis se sentait heureux. Il fut tenté de le dire, mais il eut peur d’être mal compris, surtout que le parfum des cheveux de Virginie le troublait au point probablement de le faire bafouiller. Il garda donc le silence. La jeune fille reprit :

– Vous aimez le jazz ?

– Et toi ?

– Pas trop. C’est pour les vieux schmocks !

– Schnocks, ricana-t-il.

– Mais si ça vous dit, on pourrait aller au club ce soir. Il paraît que Nabil vient d’embaucher un super pianiste ! Comme ça, du jour au lendemain !

– Oui, ton père m’en a parlé. Virginie ?

– Oui ?

– Tu sais garder un secret ?

Il s’applaudissait intérieurement. Il eût tant voulu que ce secret fût d’une autre nature ! Mais c’était tellement mieux ainsi !

– Je crois. Je suis pas sûre. Pour vous, je veux bien essayer.

– Personne ne doit savoir que je suis l’homme de la 504, tu entends ? Les seuls à être au courant, c’est ton père et toi, et peut-être Nabil et Cardonell, s’ils suivent l’actualité et s’ils ont fait le rapprochement. C’est tout. Personne d’autre, d’accord ?

– Personne d’autre, d’accord.

Il la pressa contre lui, sa main épousant son épaule.

– D’accord, Denis, reprit-elle en regardant droit devant elle.

 

Demain : Cathy Morénas

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