Le Tube, 1A/27

Publié le par Louis Racine

Le Tube, 1A/27

 

1A. Le Pride of Kotzebue

Mercredi 8 août 1990

 

Rond comme un hublot, le hublot faisait un écrin pour le disque lunaire. Denis Boivin déplaça un peu sa chaise pour recentrer la médaille blafarde sur le fond noir. Mais à chaque mouvement du bateau elle fuyait vers la périphérie.

Il se rappela les longues heures passées l’œil vissé à l’oculaire de son télescope, l’émotion éprouvée la première fois qu’il avait vu les anneaux de Saturne et les satellites de Jupiter. L’astronomie l’avait passionné dès l’enfance. Bien d’autres disciplines aussi, l’anatomie féminine par exemple, et des passe-temps moins avouables. Aujourd’hui il ne s’intéressait plus à rien. Et tout souvenir finissait par lui causer de la tristesse. N’eût-il pas mieux valu perdre la mémoire ?

Il pencha la tête vers son livre, ce qui fit tomber de son crâne lisse la feuille morte qui venait de s’y déposer. Il ne s’était toujours pas décidé à vider sa cabine des plantes vertes qui l’encombraient. Enfin, vertes. Vu qu’il les négligeait complètement, elles avaient pris toutes les nuances du jaune et du brun, avec, çà et là, un violet pâle, un lie-de-vin très clair. Elles se dénudaient lentement, lâchant une à une leurs feuilles qui jonchaient le linoléum, le lit, les étagères vernies. Il balaierait tout ça. Bientôt, mettons demain ou après-demain.

La lumière faiblit encore un peu, et la tache brillante de la lune se fit plus présente. Il leva de nouveau les yeux. Il n’arrivait pas à se concentrer. Il s’était pourtant juré de lire ce bouquin jusqu’au bout, pour une fois. Il le referma et le posa sur la table. Ce devait être le manque d’alcool. Car rien ne pouvait le déranger, rien ne troublait le calme de la nuit.

À cette pensée, il frissonna, et le sang martela soudain ses tempes. Tout autour, le silence semblait s’être encore épaissi. N’eût-il pas fallu entendre grincer davantage la coque, ronfler plus fort les machines, bruire plus sauvagement la mer immense ? La panique s’empara de lui. Il se leva d’un mouvement trop brusque, manqua son rétablissement et s’étala de tout son long. Sa tête heurta le bord de la couchette. Le choc résonna bizarrement. Puis le silence revint. Une feuille se détacha d’une tige desséchée et vint se poser rêche et légère sur sa nuque.

Alors il sut que ce qui était en train de se produire, il l’attendait depuis longtemps. Et une espèce de curiosité l’emporta sur son angoisse. Il se retint de crier, pour mieux écouter le silence. Il était parfaitement concentré maintenant.

 

Seul dans le poste de pilotage, Ulysse Pinault se rendit compte qu’il se passait quelque chose d’anormal. Qu’est-ce que j’ai à siffler comme ça ? se demanda-t-il. On dirait que j’ai peur. Il faisait plutôt clair dans la cabine avec la pleine lune, et de toute façon, depuis le temps qu’il avait pris ce job il était habitué aux longues veilles solitaires. Il jeta un œil aux cadrans lumineux du tableau de bord, puis au phare de Matapalo, puis à sa montre. Tout allait bien. Mais voilà qu’il se remit à siffloter.

Il décida d’imputer à la fatigue ce réflexe puéril, et s’offrit une cigarette, ni vu, ni connu. Pas pour se redonner courage. Pour reprendre ses esprits. Conduire un tel bateau demande peu d’efforts, et c’est bien là le problème. On n’a qu’à se laisser guider. Mais la moindre inattention peut être fatale.

Ainsi méditait-il. Dangereusement. Ce soir-là, il n’avait vraiment pas la tête à ce qu’il faisait. Des idées étranges lui vinrent, un peu comme des rêves, des hallucinations qu’il n’arrivait plus à chasser, malgré les grands moulinets de ses bras maigres. Je deviens dingue, pensa-t-il. Mais il gesticulait de plus belle, et à présent il se dandinait au milieu de la cabine en poussant des gémissements si peu humains qu’il en fut lui-même terrorisé.

Cette fois, il dépassait les bornes. Il fallait que ça cesse. Il s’immobilisa net, face à face avec la lune, et là, enfin, il comprit ce qui lui arrivait.

Corine Rouge.

La pleine lune, cet air de jazz qui lui tourbillonnait dans le crâne, c’était juin 89 au Soleil d’Assouan.

De quoi avoir les sens perturbés en effet !

À une quinzaine de mètres de là, dans l’unique cabine payante du Pride of Kotzebue, les feuilles recroquevillées de diverses plantes ornementales continuaient à recouvrir une à une, au petit bonheur, un corps inerte.

 

Demain : La Biche aux abois

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