Le Tube, 10B/27

Publié le par Louis Racine

Le Tube, 10B/27

 

10B. L’autre chemin

Mercredi 8 février 1989

 

Quand le taxi le déposa au bas du raidillon, Charpot n’avait pas encore complètement dessoûlé, mais il était plus présentable qu’au départ. Du reste le chauffeur avait d’abord refusé de le prendre. « Évidemment, avait dit Jean, vous hésitez à charger un type qui l’est déjà. » Mais, soit qu’il fût réfractaire aux jeux de mots, soit qu’il n’eût pu déchiffrer cette bouillie sonore, le taxi avait exigé d’être payé d’avance une somme forfaitaire aux deux sens du terme (autre plaisanterie qui parut lui échapper), et avait fait la gueule pendant tout le voyage, à la différence de Charpot, qui montra les signes d’une franche gaieté jusqu’au moment où, bercé par son propre babil et par le ronronnement du diesel, il finit par s’endormir. Le chauffeur ne le réveilla que quelques minutes avant d’arriver à destination, ayant besoin de renseignements complémentaires à ce sujet.

La nuit était tombée, une nuit sans lune, et, quand les feux arrière du taxi eurent définitivement disparu, Jean se retrouva dans une totale obscurité. Il s’assit sur une grosse pierre et se prit la tête dans les mains, au risque de se rendormir. Le froid le lui déconseilla. Allons, en route ! Il s’engagea sur le raidillon.

D’après ses souvenirs, il avait à tout casser cinq cents mètres à parcourir à travers bois. Aussi fut-il très étonné, au bout d’une demi-heure, de n’avoir rencontré aucune habitation. Avait-il pu se tromper ? Il rebroussa chemin. Le ciel se découvrit, et la clarté des étoiles l’aida à se repérer, mais ça ne valait pas une fenêtre éclairée.

Il se disait cela quand un bruit de moteur lui parvint ; puis une lumière troua les ténèbres, plus bas sur sa gauche, jouant à cache-cache derrière les arbres. Un véhicule montait le raidillon. Une voiture ? Sûrement pas. Une moto, sans doute.

Il pressa le pas et vit la moto comme elle ralentissait devant un minuscule chalet qu’il n’avait pas remarqué à la montée. Elle se gara sous un appentis, le pilote coupa le contact, mit pied à terre et ôta son casque.

Une femme.

Jeune, lui sembla-t-il.

Elle entra dans le chalet, dont les fenêtres s’illuminèrent, et ferma la porte derrière elle. Jean rectifia sa mise, se passa la main dans les cheveux, dépoussiéra ses chaussures en les frottant contre ses bas de pantalon, descendit les quelques marches de bois qui menaient du raidillon à l’entrée du chalet, renifla son haleine dans sa paume, la jugea désastreuse mais tant pis, ne vit pas de bouton de sonnette, et frappa trois coups du meilleur aloi possible.

À sa grande surprise, le palier s’éclaira aussitôt et la porte s’ouvrit. Il réprima un mouvement de recul.

Sur le seuil se tenait la plus jolie jeune femme qu’il eût jamais vue. Ses yeux bleu-vert pétillaient d’esprit, ses cheveux non encore dénoués semblaient auréolés de douces flammèches.

– Excusez-moi, dit-il, s’empêchant à grand-peine de détourner le regard, je crois que je me suis perdu. Je cherche le hameau des Janglards.

– La communauté ? Elle a déménagé. Mais c’est l’autre chemin. Vous n’avez pas dû voir la bifurcation.

Devant son air penaud, elle éclata de rire, ce qui ajouta à sa confusion.

– Ne restez pas là, vous faites entrer le froid. Je vais nous préparer du thé pendant que vous allumez le poêle.

Elle parlait comme s’ils eussent été de vieilles connaissances, et, chose incroyable, Jean se sentit en effet très vite chez lui dans cet espace exigu mais arrangé avec un sens achevé de la commodité et de l’harmonie. Non seulement sa fatigue s’était évanouie, mais il se fût fait une joie de passer la nuit à discuter avec cette inconnue qui lui inspirait une sympathie jamais éprouvée auparavant. Tout en allumant le poêle, il la regardait s’affairer dans sa maison-jouet, admirait sa silhouette, se laissait charmer par une grâce indicible, tout surpris de ces sentiments nouveaux qui n’avaient rien à voir avec l’attirance sexuelle. C’était comme si cette fille avait eu le don d’établir entre eux, d’emblée, la bonne distance, par l’abolition de toute distance. Il eut brusquement envie de la prendre dans ses bras pour le seul plaisir d’une humanité partagée.

Ils burent le thé attablés dans un coin de l’unique pièce, assis sur un banc à angle droit. Leurs avant-bras se touchaient, leurs joues se frôlaient presque.

Ils n’avaient pas échangé dix mots depuis leur rencontre. Tout en portant son bol à ses lèvres, Jean dit enfin :

– Je dois puer affreusement.

– C’est pas mal. Mais je n’ai pas de douche. Vous prendrez le lit de camp.

 

Demain : Le goût de la gentiane

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