Le Tube, 2B/27

Publié le par Louis Racine

Le Tube, 2B/27

 

2B. Au garage Baffert

Mercredi 8 février 1989

 

Peu de temps après qu’ils eurent installé la machine à café, Pélagie Baffert tomba amoureuse. Un jour, en effet, bien qu’elle fût arrivée la première, Grégoire Pujol s’était servi avant elle, avec un empressement qu’elle avait mis au compte de la plus effrontée muflerie. Il lui avait alors calmement expliqué que le premier café était toujours un peu froid, et qu’en acceptant de lui céder sa place elle permettait aux canalisations de l’appareil de se réchauffer. Elle avait trouvé charmant le regard dont il avait accompagné ces mots, elle avait adoré qu’il se sacrifiât ainsi pour elle, et dès lors avait considéré avec grand intérêt le Poitevin, à qui son sourire narquois sous sa moustache à peine éclose et ses longs cils roux donnaient l’air d’un renard. De son côté, Pujol avait conçu de l’affection pour cette brave fille aux yeux ronds, ne sachant s’il se méprisait davantage d’avoir des vues sur elle ou de ne pas lui avoir avoué qu’en lui piquant son tour il avait surtout voulu éviter que le sucre attardé dans les fameuses canalisations ne vînt contaminer son café. Pujol disait prendre le café stricto sans sucre, mais ne rien trouver trop salé (ajoutait-il d’un air fin).

Ce matin-là, donc, Pélagie, plantée devant la machine, pensait à Grégoire, qui n’arriverait que deux heures plus tard. S’il arrivait. Car depuis vendredi il n’avait pas donné signe de vie. Aucune nouvelle, rien. Si ça continuait, il risquait le licenciement pur et simple. Et elle, il faudrait qu’elle se réhabitue à boire son café toute seule.

De dépit, elle poussa son double franc dans la fente, pressa la touche pour avoir plus de sucre, et la touche « café long sucré ». Ils étaient bizarres tous ces mecs. Comme l’autre, là, le Hilaire, qui avait disparu du jour au lendemain, et depuis plus de nouvelles, ça devait bien faire deux mois maintenant. Hilaire, quel prénom, il y a des parents je te jure. Et Grégoire, pas terrible non plus. Se dit Pélagie.

Le café était particulièrement imbuvable. Elle se repentit du supplément de sucre, qui rendait encore plus écœurant le breuvage pas assez chaud. De toute façon elle n’avait pas très envie de café. Elle aurait préféré un chocolat. Ou alors un jus d’orange.

Exactement comme elle pensait « jus d’orange », une tache orange vif entra dans son champ de vision. Tournant la tête, elle vit par la baie vitrée la dépanneuse franchir le portail, traînant une vieille R 12 déglinguée. Sa grimace s’accentua. D’un œil professionnel, elle détailla le phare crevé, l’aile droite démise, le pare-chocs ballant. Lut l’immatriculation. Un Parisien. Bien fait. Savent pas conduire. S’aventurent en montagne avec des pneus qu’ont jamais escaladé que des trottoirs.

Définitivement dégoûtée, elle jeta son gobelet à moitié plein dans la poubelle, enfila sa doudoune marron à doublure violette, coiffa son bonnet vert, et plongea dans le froid de l’aube.

– Y a des morts ? couina-t-elle vers Lucas.

– Arrête.

Pour comprendre à quel point il était furieux, il faut se représenter que durant cette seule et même nuit Lucas Baffert s’était fait par trois fois prendre pour un pigeon, lui que son ulcère à l’estomac rendait si sensible à la moindre contrariété.

Alors qu’il rentrait d’un gros chantier, des voitures encastrées dans un car, comme si à Culoz il n’y avait pas assez de dépanneuses, d’abord et d’une, il avait été réquisitionné par la gendarmerie pour dégager une voie privée ; un médecin appelé en urgence s’était en effet trouvé bloqué par la R 12, apparemment abandonnée ; Lucas s’inquiète : et la facture ? « On verra ça plus tard », qu’ils lui avaient répondu. Ça, ça lui avait plu aussi. Et pour couronner le tout, voilà qu’ils lui avaient demandé de tracter le véhicule jusqu’à son garage, où le propriétaire pourrait venir le chercher. Quand ? Ils ne savaient pas, évidemment. D’abord il fallait attendre les résultats de l’enquête.

Pendant qu’il déballait son histoire, Pélagie observait l’homme encore assis dans la dépanneuse. Elle lui trouva l’air plutôt inquiétant.

– Et lui ?

– Un stoppeur, dit Lucas.

Puis, lui ouvrant la portière :

– Vous vouliez téléphoner, je crois ?

Jean Charpot ne se fit pas prier.

 

Demain : Le pianiste a disparu

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