Le Tube, 6B/27
6B. À table !
Mercredi 8 février 1989
La matinée s’était achevée dans une morne routine. Deux vidanges-graissages, un soufflet de cardan, un cabochon de feu arrière, un carburateur de tondeuse, mais pas l’ombre d’un policier. Lucas avait pourtant rappelé vers onze heures, et Pélagie, alerté un de ses neveux, gendarme dans le canton voisin. À présent ils déjeunaient, en regardant le journal télévisé.
On parlait justement de l’accident de Culoz. Cinq morts (le chauffeur du car et les trois occupants de la Supercinq, plus un gendarme fauché par le dernier véhicule impliqué), et vingt-deux blessés.
– Vingt-quatre, corrigea Lucas la bouche pleine.
Puis il se tut, éberlué, non par les images d’apocalypse qui se succédaient maintenant sur l’écran, mais par le commentaire :
– ... Quant à la voiture responsable de l’accident, la R 12 orange, elle est toujours introuvable.
– Nom de Dieu ! cria-t-il en se levant d’un bond.
Et comme il se précipitait sur le téléphone, il vit, par la fenêtre, un break de la gendarmerie garé dans la cour.
La cabane était vraiment confortable. Et très bien orientée. Certes, Jean ne pouvait envisager d’y passer la nuit suivante, il y ferait beaucoup trop froid. Mais, dans la journée, le moindre rayon de soleil, s’y démultipliant, la transformait en une espèce de lampion inversé. À la belle saison, la chaleur devait y être atténuée par les courants d’air et par le feuillage de l’arbre, un chêne magnifique.
Tout à fait reposé maintenant, Jean s’apprêtait à repartir. Avant de quitter son refuge, il eut envie de l’explorer plus minutieusement, pour mieux s’en pénétrer, mieux se représenter, aussi, la vie qu’il accueillait d’habitude. Il découvrit des inscriptions enfantines discrètement gravées çà et là sur les parois ; entre deux lattes du plancher, il aperçut un éclat métallique ; c’était l’attache d’un élastique à cheveux ; tout au fond du coffre dont le couvercle faisait office de banc et où il remit en place matelas et coussins, il trouva une carte à jouer : un joker. Il hésita un instant. C’eût été une autre carte, il l’y eût laissée, pour ne pas dépareiller le jeu auquel elle appartenait, mais un joker ? Il enfouit la carte dans sa poche, comme souvenir.
– Et maintenant, dit-il, à table !
Il n’avait rien mangé depuis la veille, où il s’était contenté pour son dîner d’un café avalé en toute hâte dans une infâme gargote sise en pleine campagne ; pressé qu’il était d’arriver à destination et de semer ses poursuivants, car il se sentait filé depuis Paris, à cause de ce putain de tube. Il en avait profité pour s’en débarrasser. Il l’avait laissé à la serveuse du boui-boui. La Biche aux abois, ça ne s’invente pas.
Maintenant il avait sur lui largement de quoi s’offrir un bon petit repas chaud.
Il dégringola de son nid, fit quelques mouvements de gymnastique, et balaya du regard les environs. Vers l’est, il vit un clocher qu’il avait déjà remarqué le matin. Bon, avec un peu de chance, il y avait un restau dans le patelin. Il se mit en marche.
C’était râlant d’avoir dû quitter à pied un garage plein de voitures, et quand il s’était trouvé seul dans le bureau il avait bien pensé à en emprunter une, ce n’était pas les trousseaux de clés qui manquaient ni, pour l’orienter, les porte-clés siglés ; encore eût-il fallu être sûr de tomber sur une bagnole capable de démarrer et de rouler.
Le village était désert, mais Jean poussa un cri de joie en apercevant l’enseigne d’une auberge et, garées devant icelle, plusieurs berlines. Il s’approcha, se réchauffa le cœur à la lueur des lampes irisant les carreaux, puis à la lecture de la carte. C’est fou comme dans certaines circonstances le simple mot blanquette peut vous redonner le moral.
Savoureuse, en plus. Douillettement calé dans un angle de la salle, les joues rebondies, il luisait d’aise, quand il dut suspendre sa mastication pour mieux entendre le journal télévisé. L’écran était loin et il ne distinguait pas grand-chose des images, mais à travers le brouhaha s’était insinuée jusqu’à ses oreilles une phrase dont il mesura tout d’un coup les implications : Quant à la voiture responsable de l’accident...
Introuvable ? Pour l’instant. Mais ils la trouveraient, et ils remonteraient jusqu’à lui. Quand même il réussirait à se disculper, on l’accuserait peut-être de non assistance à personne en danger ; et, à coup sûr, on ne lui pardonnerait pas le défaut d’assurance.
Il n’avait plus faim. Il tendit la main vers la carafe d’eau. La serveuse, qui officiait à une table proche, prit ce geste pour une sollicitation.
– Monsieur ?
– Vous me mettrez un pichet de rouge, s’il vous plaît.
– Un quart ?
– Un demi.
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