Le Tube, 3B/27
3B. La touche de rappel
Mercredi 8 février 1989
– C’est la série, dit Lucas Baffert.
Les mains refermées sur son gobelet de chocolat, il considérait le paysage, laissant son regard errer loin par delà les carcasses gris orage d’antiques Peugeot, au-delà même du verger voisin et des taches blanches des villas, sans parvenir à détacher ses pensées des trois mille quatre cents francs qu’il ne porterait pas à la banque, vu qu’un fils de pute venait d’en soulager la caisse.
Il l’avait laissé seul dans le bureau, pour téléphoner soi-disant, et quand il était revenu plus personne, l’autre avait disparu par la porte donnant sur l’atelier. Lucas s’était rué dehors, avait fait le tour du bâtiment, puis fouillé l’intérieur, puis les alentours, à pied, en voiture, peine perdue. Il ne restait plus qu’à appeler la police. Au téléphone, il avait donné le signalement du voleur. On lui avait promis de leur envoyer quelqu’un dans la matinée.
Il soupira. C’était décidé, il achèterait un chien. Pélagie triompherait, depuis le temps qu’elle en réclamait un. C’était même étonnant qu’elle n’en ait pas encore reparlé.
– Tu devrais pas boire de chocolat, avec ton ulcère, dit Pélagie.
Il but, écrasa le gobelet dans sa main et le jeta.
– Je sais ce que je fais.
– Et tu savais ce que tu faisais quand t’as pris ce stoppeur ? Avec la gueule qu’il avait ?
– Et la tienne ?
Elle écarquilla ses gros yeux bleus :
– Ben pour la galanterie !
Puis, l’air de rien, elle se rapprocha de lui :
– En tout cas, si on avait eu un chien...
Elle n’eut pas le temps d’esquiver. La gifle la projeta contre la machine à café.
– T’inquiète pas, elle est encore sous garantie, dit Lucas.
Et il sortit décrocher la R 12.
Les yeux baissés, Pélagie pleurait.
– Tu vas voir, murmura-t-elle.
Elle se sentait si seule. Même Grégoire la laissait tomber.
Déjà qu’elle hésitait à lui parler du téléphone, le comportement de Lucas l’en avait complètement dissuadée. Il ne saurait pas, pas plus que les flics. D’abord, il n’avait qu’à y penser lui-même. Et puis, tout compte fait, qu’est-ce que ça changeait ? Rien. Ou presque. De même que Pélagie était presque sûre d’avoir reconnu son interlocuteur.
Elle alluma une cigarette, et, tout en fumant à longues bouffées, tâcha de bien se rappeler la scène, une fois de plus. C’était pendant que Lucas était dehors, à chercher le voleur. Elle s’était dit que le type avait peut-être bien téléphoné quand même, avant de prendre le fric, et elle avait eu l’idée d’utiliser la touche de rappel. Le cœur battant, elle avait attendu quelques secondes, puis on avait décroché.
– Allô ?
C’était peu, et voilà pourquoi, maintenant, elle doutait, mais sur le coup il lui avait bien semblé reconnaître la voix.
Au point qu’elle avait demandé :
– Hilaire ?
Pour toute réponse, il y avait eu un silence, puis on avait raccroché.
Pélagie tira une nouvelle bouffée de sa Winston, et reprit tout son raisonnement depuis le début.
Bon. Si c’était effectivement Hilaire qui avait répondu à ce numéro, est-ce que quelqu’un d’autre que le voleur avait pu l’appeler ? Pas elle, toujours. Lucas ? Mais pourquoi aurait-il téléphoné à Hilaire, si récemment surtout ?
Mieux valait d’abord déterminer qui, avant le vol, avait passé le dernier appel. Pélagie fouilla sa mémoire, et aboutit à la conclusion que c’était Lucas, la veille au soir, à la fermeture. Elle l’entendait encore lui dire qu’il avait cherché – en vain – à joindre Grégoire, absent depuis deux jours sans justification. Mais quel rapport entre Hilaire et Grégoire ?
Ou alors Lucas s’était trompé de numéro. Il avait appelé Hilaire au lieu de Grégoire.
Brusquement fatiguée, Pélagie jeta son mégot dans la cuvette des w.-c., arrangea machinalement sa coiffure devant la glace, et sortit des toilettes, le seul endroit qu’elle eût trouvé pour s’isoler et réfléchir à son aise à tout ça.
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