Le Tube, 3A/27
3A. Une mystérieuse lueur
Mercredi 8 août 1990
– Il faut que je me ressaisisse !
Ulysse Pinault avait dit cela tout haut, signe qu’il avait effectivement besoin de reprendre ses esprits. Par chance, le trouble où l’avait jeté le spectacle du disque lunaire associé à certains souvenirs – c’est du moins ainsi qu’il se l’expliquait – n’avait en rien affecté son pilotage.
Il se sentait plutôt bien maintenant, confiant et détendu. Ce bref moment de folie, le premier qu’il eût jamais connu, serait aussi le dernier. Puis il se rappela qu’il n’avait pas pris de café après le dîner. Une raison de plus à ce coup de pompe.
Pourtant, tandis qu’il écrasait sa cigarette, puis en rangeait le mégot dans le paquet à moitié vide (il était interdit de fumer à bord), une sorte d’inquiétude recommença de grandir en lui. Il s’efforça de retrouver le fil de ses pensées. Pas pris de café ce soir. C’était cela qui le tracassait. Mais pourquoi ?
Ça lui revint d’un coup. À l’origine de ce manque de café, il y avait la mort de Judea.
Une mort suspecte, en plus. Comment avait-il pu oublier si vite ? Ce qu’il ne comprenait plus à présent, c’était qu’il soit là à barrer tranquillement ce rafiot, alors qu’on venait peut-être d’y assassiner sans mobile apparent un brave petit gars.
Tant pis pour le règlement, Pinault ralluma son mégot. Le visage de Judea se mêlait devant ses yeux à la fumée verdie par la lueur des cadrans. La bouille ronde d’un gamin de dix-sept ans, au regard effronté, au sourire trop large. Pinault revoyait ses dents blanches et ses gencives violettes, et les confidences de Scott Lapp lui revinrent. Un soir que le radio avait bu plus que de coutume, il lui avait dit texto qu’il était amoureux du gosse, même que c’était pour ça qu’il ne se l’était pas encore tapé. Par respect. Et il était le seul à avoir pleuré à la nouvelle de sa mort.
Scott Lapp était aussi de ceux qui pensaient que Judea avait été empoisonné. Il avait même parlé de verre pilé. Mais Cardonell, le médecin du bord, avait diagnostiqué une simple péritonite. Et Scott Lapp buvait vraiment beaucoup. Pinault pouffa malgré lui en pensant aux fréquentes erreurs de transmission du radio. Puis il éprouva de nouveau ce pénible sentiment d’insécurité. Pourquoi Judea aurait-il été empoisonné ? Et pourquoi n’y aurait-il pas d’autres victimes ?
Soudain il sursauta, lâchant presque sa cigarette. Quelqu’un se tenait à côté de lui dans la cabine. Il se retourna, prêt à parer il ne savait quel coup, et ne reconnut pas tout de suite la silhouette de Jaime.
– Qu’esqué tou as ? Zé té déranze ? Tou as honte dé foumer en cassette ?
– Ferme-la. Ou plutôt fais-moi la conversation, je commençais à m’ennuyer.
Le Mexicain lui tendit une liasse de revues porno assez fripées.
– Zé bénais zoustément té rendré ça. Difficile à esploiter sans loumière.
– Quoi ? Y a une panne ?
Jaime éclata de rire.
– Les trois quarts dou rafiot sont dans lé noir. Tout lé monde flippe sec. Y a qué toi pour aboir rien rémarqué. Tou dors, faut croire. Tou beux nous foutré dédans ?
– Lapp va réparer ça vite fait.
– Dis-nous d’abord où il s’est planqué pour couber.
– Aucune idée.
Ulysse Pinault se sentit soudain très déprimé. La gaîté du Mexicain lui tapait sur les nerfs.
– La radio fonctionne, au moins ?
– Pétêtre, mais tou sé t’en serbir ?
Le pilote leva les yeux. Le phare de Matapalo avait disparu depuis longtemps. Quelque chose pourtant brillait au loin, à bâbord, d’une lueur intermittente et bleutée.
– Matapalo, annonça Jaime.
– On l’a doublé il y a une heure.
– Alors Churrin.
– Mais non, dit Pinault.
Tout en sueur maintenant, il osait enfin comprendre.
– Et Boivin ? Il ne sait pas faire marcher la radio ?
– Sourment pas, ricana Jaime.
Quand le coup ébranla la coque, Ulysse Pinault n’éprouva aucune surprise. Juste une grande amertume.
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