Le Tube, 22B/27

Publié le par Louis Racine

Le Tube, 22B/27

 

22B. Croire au printemps

Mercredi 5 avril 1989

 

– Je vais jamais réussir à le semer.

– C’est la version SHC que vous avez. 125 chevaux. Je serais vous, j’y croirais. On arrive à la montagne, en tenue de route il est battu même avec l’autobloquant, et vous conduisez pas trop mal.

– Merci.

– Allez-y à fond tant que c’est droit. Vous avez de l’essence ?

– J’ai fait le plein ce matin.

– Bien joué, Jean Charpot. À part ça vous allez consommer un max.

– Il se rapproche.

– Forcément, il est turbocompressé.

– Turbocon, et pressé.

– J’aime pas les jeux de mots. Jean ?

– Oui ?

– Si vous préférez, vous pouvez me laisser sur le bord de la route.

– C’est ça.

Baffert était tout près maintenant. Pélagie, qui le guettait dans le miroir de courtoisie, poussa un cri.

– J’en étais sûre ! Il a pris Rex.

Jean serra les dents. La perspective d’affronter le garagiste n’était pas réjouissante, mais il se voyait encore moins se battre avec l’affreux molosse.

Il n’eut pas le loisir d’en imaginer davantage. Un camion se traînait devant eux, alors qu’ils abordaient les lacets. Pour tout de suite le doubler, il eût fallu accélérer encore ; mais si entre-temps quelqu’un débouchait du virage, Jean ne pourrait pas se rabattre. Il n’avait pas envie de mourir, ni de tuer sa passagère.

– Accrochez-vous ! cria-t-il.

Et il écrasa la pédale de frein, décollant de son siège. Baffert, qui arrivait à fond, n’essaya même pas de freiner ; il doubla la Capri, parut hésiter une milliseconde et décida de doubler le camion dans la foulée, sans visibilité. Pélagie et Jean hurlèrent en même temps. Non ! pas de face à face ! Trop de morts ! trop de folie !

Mais heureusement, la Peugeot passa, escortée d’un long coup de klaxon du camion. D’autres fanfares résonnèrent derrière eux ; ils roulaient très lentement à présent, et on les dépassait en leur dédiant injures, grimaces et vilains gestes. Jean monta sur l’accotement et fit demi-tour. Ils avaient gagné quelques minutes.

Pélagie s’était mise à trembler comme une feuille. Il n’osait pas lui parler. Lui-même se sentait près de craquer. Il repéra une petite route qui partait vers la droite. Il s’y engagea, non sans contrôler son rétroviseur, où il n’aperçut, au loin, qu’une moto, roula quelques centaines de mètres, atteignit un croisement, prit à gauche vers une espèce de grand hangar, le contourna, rencontra une patte d’oie, prit une route au hasard, roula encore, et finit par pénétrer dans la cour d’une propriété apparemment déserte. Il rangea sa voiture sous un auvent, éteignit le moteur et tourna de nouveau la tête vers Pélagie. Elle s’était calmée. Ils restèrent ainsi un moment, parfaitement immobiles, environnés d’odeurs d’essence et de métal surchauffé, le ventilateur ronflant comme une hélice d’avion puis laissant place à un silence vertigineux, émaillé de bruits mécaniques, séquelles du raid, protestations tardives de la Capri entraînée dans une équipée plus de son âge.

– C’est calme, par ici, dit enfin Pélagie.

– Je sortirais bien, mais j’ai peur de pas tenir debout.

– On va d’abord s’en fumer une. Vous nous remettez de la musique ?

Jean tourna la clé de contact. Ils écoutèrent la fin de I Got It Bad And That Ain’t Good puis Body And Soul. Ils fumaient sans se regarder, les glaces baissées, les yeux fixés sur la façade de la maison aux volets clos.

– Votre endroit chouette, alors ? dit Jean. Il ira pas nous chercher là-bas.

– J’en sais rien.

Son visage s’était durci. Elle regardait toujours devant elle. Ella Fitzgerald chantait maintenant April In Paris.

– Donnez-moi les sous, dit-elle soudain, et conduisez-moi dans une gare.

Une heure et demie plus tard, elle prenait le train pour Paris. Sur le quai, ils se serrèrent la main.

Good luck, Pélagie ! dit Jean.

– Merci pour tout. I’ll remember april.

Il regagna sa voiture et démarra. Bill Evans jouait You Must Believe In Spring.

 

Demain: Les épaules du batteur

Publié dans Le Tube

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G
Attachante, cette Pélagie. On lui souhaite un plus bel avenir.
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