Sauve, 31

Publié le par Louis Racine

Sauve, 31

 

Lundi 26 juin 2006

Subirais-je ton influence ?

Oui, j’ai décidé de te tutoyer. Ça m’est venu comme ça, pendant que je faisais le ménage. Un sacré boulot.

C’est peut-être d’avoir dormi à ta suite dans ce qui fut la chambre de la petite.

Mais parlons du ménage. Mon cochon ! Tu ne t’en es guère soucié. Est-ce moi qui déraisonne de ne pas quitter un gîte sans le remettre en ordre ? Cette pensée s’est insinuée lentement mais sûrement en moi, et j’ai fini par laisser tomber le balai et par ôter mes gants en caoutchouc. Je sais, c’est grotesque. Je passais justement devant le miroir du salon (de l’ex-salon qui commençait à redevenir un peu lui-même), et en une seconde j’ai complètement changé de regard sur moi. Je me trouvais craquante en ménagère, presque belle, et ça intégrait le décalage et l’absurdité de la situation, j’étais d’autant plus attendrissante donc attendrie que je luttais avec mes petits moyens contre la déprime, et d’un coup ça s’est inversé, je me suis sentie pitoyable, ridicule, l’absurde m’a sauté au visage comme un des chiens que Louis a abattus probablement pour se défendre, le pauvre, ça a dû être terrible !

J’avais aussi peu de consistance que la marionnette quil a dédaignée ! 

D’un coup je me suis détestée, et ce n’est pas le moment !

Et j’ai repensé à cette conversation orageuse avec Jacques à propos des coutures des bas et de l’aliénation. Je me suis jugée aliénée !

Jusqu’à présent, partout où je suis passée, j’ai voulu effacer mes traces, je me disais que les occupants habituels des logements que je squattais apprécieraient, s’ils revenaient, de retrouver leur chez-eux intact. Soit je ne crois plus du tout à ce retour, soit je prends conscience de ma faiblesse et de ma naïveté devant l’énormité du mal. Et puis, ce n’est pas à moi de réparer les torts de M. Louis, si torts il y a.

Cette scène de ménage a au moins le mérite de m’avoir permis de réfléchir. Je me rends compte d’ailleurs que je n’ai jamais vraiment aimé ça, « tenir mon intérieur », contrairement à ce que j’ai pu dire, et je le pensais sincèrement, le pire ! Ce qui me le rendait supportable, c’est que j’en profitais pour gamberger. Et quand me venaient des pensées déplaisantes, je me vengeais sur le désordre et la saleté ! C’est comme le repassage ; j’ai toujours prétendu adorer ça, mais en fait c’est parce que c’était l’occasion d’écouter mes émissions de radio préférées.

Maintenant que j’ai tout mon temps, les émissions c’est moi qui dois me les faire dans ma tête ! Et le fer à repasser, il repassera ! J’en ai trouvé au grenier un vieux en fonte, je n’ai pas l’intention de le remettre en service. Pourquoi pas empeser mes draps ?

Je n’en suis pas à picoler, mais j’ai l’impression que je me laisse dévoyer par Louis. Et je n’arrive pas à me convaincre qu’il ne me manipule pas ! Ça aussi c’est absurde, bien sûr, comment et pourquoi le ferait-il ? N’empêche qu’il m’a entraînée dans son sillage !

Alors fuir ? Lui tourner le dos ? Partir dans la direction opposée, ou n’importe laquelle, mais pas celle de Nice ?

Non, Louis, je vais rester ici le temps de te connaître un peu mieux. Quelles qu’en soient les raisons, j’approuve ton choix : cette maison est confortable vu les circonstances et bien située. Elle sera mon QG tandis que je sillonnerai la campagne et explorerai le bourg voisin. J’y ai juste fait un saut hier pour l’eau et quelques conserves et naturellement le supermarché avait été visité. Par qui, on se le demande ! Mais le centre ville je n’ai fait que le traverser.

Allez, Titus, promenade !

 

Sur la route du bourg, j’ai eu plusieurs révélations coup sur coup. J’ai même dû m’arrêter. Et c’était amusant de voir au loin le clocher du village qui me regardait. Car il a une drôle de tête, avec une espèce de cagoule pointue et un gros cadran sur chacune de ses quatre faces. De là où j’étais, j’en voyais deux, deux grands yeux écarquillées. Un hibou ? Bizarre en plein jour ! Mais aussi anormal que tout le reste, donc parfaitement normal !

Les révélations…

Commençons par la plus douce. Je repensais à mes cahiers, je venais de vérifier que je les avais bien pris, je ne m’en sépare jamais, pour l’instant il n’y en a que trois, ils prennent peu de place, je les glisse dans un sac publicitaire en non-tissé que je peux porter en bandoulière. Et c’est en relisant mentalement ce que j’avais écrit hier et ce matin que je me suis aperçue de quelque chose que je dirai après, en même temps que je prenais conscience de l’importance de ce travail d’écriture. Je savais déjà qu’il m’aidait sur beaucoup de plans, mais je n’avais pas encore compris que depuis quelque temps j’ai besoin, pour comprendre ce qui m’arrive, de comprendre ce que j’écris, autrement dit que je dois passer par cette espèce de filtre ou de traduction. Et surtout j’ai enfin réalisé que j’avais justement cessé d’écrire pendant une bonne partie de ma vie !!! J’en avais presque fait une phobie !!!

Il aura donc fallu des circonstances extraordinaires pour que je m’y remette, et des semaines de cette nouvelle vie pour mesurer ce que cette activité même avait d’extraordinaire.

C’est pourtant évident ! Je n’écrivais pas, ou le moins possible. Ne serait-ce que noter mes rendez-vous sur un agenda, c’était pour moi un supplice ! J’étais connue pour ça au boulot : tout dans la tête ! Mais attention : hyperfiable ! Mes proches ne s’en étonnaient pas ou plus, moi encore moins, mais c’est vrai que je n’avais aucun mal à retenir numéros de téléphone, adresses etc., et j’avoue que j’y prenais une certain plaisir, pour ne pas dire que j’y mettais un point d’honneur. Aujourd’hui seulement je fais le lien avec le viol de mon intimité ! La disparition de Louis (oui, il s’appelait Louis), le seul à m’avoir encouragée (ce n’est pas Stof qui l’aurait fait !!!), a certainement joué aussi. Toujours est-il que je n’écrivais plus ! Que je me débrouillais pour ne pas avoir à le faire ! Écrire à la main, je veux dire. Et l’informatique a été pour moi une bénédiction. J’écrivais du bout des doigts, et je me contentais du minimum. Ça m’a valu une réputation de concision et d’efficacité qui m’a aidée dans ma carrière. J’étais rapide et sûre. Et je ne faisais pas de fautes ou très peu. Merci, madame Bartoli !

Tout en traçant ces mots, je me félicite de n’avoir pas perdu la main malgré le manque de pratique, mais je vois aussi que je n’ai pas changé d’écriture depuis mon adolescence ! C’est comme si j’avais repris mon journal après vingt-cinq ans de silence. Sauf que je n’écris plus qu’en noir.  La seule idée d’écrire en bleu me donne la nausée.

Ce que je n’ai pas arrêté, en revanche, c’est le dessin. J’ai beaucoup crayonné, griffonné. Mais jamais dans un cahier, dans un calepin… Toujours sur des feuilles volantes ! C’était ça ma phobie, le cahier, le registre, le répertoire, le journal, quoi ! Et je l’ai vaincue !

J’y pense : ma passion (éphémère) pour la graphologie : une manière de ne pas complètement rompre avec mon passé d’écrivain en herbe !

Voilà donc une révélation plutôt douce par rapport à d’autres sur lesquelles je vais revenir dans la foulée. Est-ce que ça va changer quelque chose, est-ce que ce sera plus facile ou au contraire plus compliqué maintenant que je sais qu’écrire n’est pas qu’un moyen de mettre de l’ordre dans les faits et dans mes pensées mais que c’est aussi produire un document que j’aurai plus tard à interpréter et qui seul pourra éventuellement me livrer le sens de ma vie ?

Autre révélation, donc, tout ça sous les yeux du hibou : j’étais mignonne avec ma liste des inconnues concernant Louis (les inconnues, au fait, ça semble lui être familier !). Dernière ligne : « ses liens exacts avec cette maison ».

Le temps d’allumer une cigarette, et j’ajoute :

ses liens exacts avec moi.

 

(À suivre.)

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