Sauve, 42

Publié le par Louis Racine

Sauve, 42

 

CAHIER TURQUOISE

 

Jeudi 6 juillet 2006

Hier mercredi (rattrapage)

Rodez. Comment ne pas filer droit à la cathédrale qui domine la ville et toute la contrée ? Ça ne m’a pas réussi partout, à Saint-Flour aucune louiserie, et j’ai cru que ce serait pareil ici. J’ai même senti le découragement me gagner, mais il ne s’était pas levé assez tôt, et j’ai du métier. J’ai appliqué la bonne vieille méthode (presque un mois d’existence !) de la recherche par cercles centrifuges, et en passant devant l’évêché j’ai tout de suite pensé : s’il a pique-niqué, c’est forcément là, surtout que je cherchais moi-même un coin idoine, eh bien voilà ! C’est presque trop facile ! Cerise sur le gâteau, un stylo à bille abandonné sur un muret et portant une inscription publicitaire gravée au nom d’une brasserie havraise !!!

Doublement intéressant, ça ; ce stylo est mort, mais pour que Louis s’en aperçoive il faut qu’il en ait eu besoin. Et de me faire tout un cinéma : Louis tient un journal comme moi, ça expliquerait le cambriolage de la papeterie du Havre, si ça se trouve c’est un écrivain, un vrai, ça irait bien avec son côté intello, etc.

Du calme, ma poulette, il a peut-être juste noté la date et le menu : tripous pommes de terre (je n’ai aucun mérite). Un plat de saison. Un plat de mec. Tu me vois, Titus, me faire une petite gamelle de pieds paquets ?

Plus difficile à déterminer, la date en question. Une semaine, dix jours ? J’ai l’impression qu’il prend de l’avance.

Allez, à table ! On réfléchira en mangeant. En mangeant léger !

 

Je regarde la carte, et je m’accorde jusqu’à La Primaube. D’abord j’aime bien ce nom, ensuite ça fait en gros comme un carrefour, avec quatre voies orientées à peu près selon les quatre points cardinaux. Je ne crois vraiment pas que j’aurai envie de repartir vers le nord, mais on ne sait jamais, cela dit j’y serai peut-être obligée, c’est une éventualité à laquelle je pense souvent, jusqu’à présent j’ai toujours pu aller où je voulais, mais rien ne permet d’affirmer que je ne devrai pas un jour changer de direction ou reculer devant une adversité dont je me figure mal à quoi elle pourrait ressembler : un incendie comme celui de Saint-Jean-de-Monts ? Je n’ai jamais su finalement jusqu’où il s’est propagé. À ce compte l’obstacle pourrait prendre la forme d’un poursuivant et m’empêcher justement de rebrousser chemin !

La Primaube, donc. J’étais tentée d’essayer tout de suite Villefranche-de-Rouergue, dont le nom lui aussi me plaît, c’est cette franchise, cette liberté qui est au fond mon seul bien, plutôt encombrant d’ailleurs, et que, comme je le disais, je gère mal. Bref, je pourrai encore opter pour Villefranche à La Primaube, les autres hypothèses étant Millau et Albi (via Baraqueville).

Ma décision prise, je passe le reste de la journée à Rodez, je visite, j’entre çà et là dans des maisons, des immeubles, des magasins, un musée.

Pas n’importe quel musée. Une belle surprise, cette incroyable collection de statues-menhirs, je suis bouleversée.

Depuis la catastrophe, les statues me vrillent le cœur. Je les trouve tellement vivantes ! J’ai l’impression qu’elles me suivent des yeux quand je passe devant elles, qu’à tout moment elles peuvent descendre de leur piédestal pour venir à ma rencontre. C’est là qu’on voit que j’ai les nerfs solides. Chaque fois que j’en aperçois une, j’ai un frisson, je trace comme si de rien n’était, mais je n’en mène pas large. Les premiers temps je n’aurais pas osé les toucher, de crainte qu’elles me prennent le bras. Peu à peu je me suis enhardie jusqu’à leur monter dessus. À Laguiole j’ai atteint un sommet ! J’en ai encore des élancements de volupté.

Au musée, c’était hallucinant. On ne peut vraiment pas dire que ces pierres sommairement gravées ou sculptées soient ressemblantes, mais ce que j’ai éprouvé là était bien plus fort encore que l’illusion d’une présence et d’une vie. Je me suis sentie reconnue ! Ce n’est plus moi qui reconnaissais ou croyais reconnaître, ou disons que cette reconnaissance était réciproque ! Peut-être que je suis aussi sommaire qu’elles ? La grâce en moins ?

Je n’avais pas besoin de toucher ces pierres, pas plus qu’elles de me toucher. J’étais elles, elles étaient moi. Chacune était moi tout entière, j’ai même pensé un moment que je rêvais, que je rêvais que je descendais en moi-même et que je visitais mon âme ! Je suis restée comme cela suspendue entre deux réalités, ou dans leur combinaison harmonieuse, sans la moindre appréhension, sans jouissance non plus, j’ai seulement senti comme une longue, lente et complète décontraction de tout mon être, je me suis infiniment détendue, et je me suis dit que j’allais passer la nuit là, que je ne pouvais pas trouver meilleur asile, meilleur hôtel, que j’allais dormir parmi ces signes que je comprenais sans avoir à les déchiffrer, moi que personne ne déchiffrerait plus jamais, sauf peut-être quelqu’un lisant un jour ces pages, et à qui j’adresse un cordial salut.

Puis j’ai eu une meilleure idée. Le soir allait tomber, il faisait nettement plus sombre dans le musée, et brusquement j’ai eu peur d’avoir peur de ce monde de pierre.

Je suis sortie, presque en courant, la tension était revenue, cette espèce de stress qui m’aide à tenir depuis le début. J’ai mangé un morceau, et j’ai transporté mon barda en haut du clocher de la cathédrale ! C’est là-haut que j’allais passer la nuit ! Dans la lanterne surmontée d’une statue ! Celle de la Sainte Vierge ! Entourée d’anges !

 

Retour à aujourd’hui (fin du rattrapage)

Je n’ai pas eu trop de mal à forcer les portes, et quand je me suis retrouvée au sommet j’en aurais chanté de bonheur. Quelle vue on a ! Au soleil couchant, ou, comme ce matin, aux premières lueurs de l’aube, puis doré par les feux de l’aurore, quelle merveille que ce paysage !

Petit-déjeuné en compagnie des anges et de quelques pigeons venus me dire bonjour, dont quelques jeunes, j’ai l’impression, qui savent tout juste voler : une sortie en famille. Étrenné mon nouveau cahier, d’une marque différente mais papier très agréable, je l’avais pris sur le chemin du musée, dans une librairie dont j’étais déçue de trouver la porte intacte, comme toutes les autres ici, Louis n’a pas dû séjourner longtemps à Rodez.

Plaisir de rédiger ces quelques lignes, dans l’air vif veiné de senteurs de café, comme un marbre fantasque et  vaporeux.

À ces hauteurs, je me sens invulnérable !

J’ai passé le début de la nuit à observer la campagne tous azimuts, jusqu’à ce que l’apparition d’une lumière devienne assez improbable pour que j’arrête. J’aurais bien aimé pouvoir entretenir moi-même un feu, transformer en phare mon clocher, mais je ne voyais pas comment m’y prendre pour conjuguer visibilité et sécurité ! Je me suis contentée d’allumer quatre lampes de camping à gaz, les plus puissantes que j’aie pu trouver, et je les ai confiées à chacun des anges, mais elles ne devaient pas se voir de très loin, même réglées au débit maximum ! Et puis ça gênait ma propre vision ! J’ai fini par les éteindre, je me suis donné jusqu’à dix heures, et je me suis couchée.

Ce matin, je reprends la route. Je compte beaucoup sur La Primaube pour m’éclairer !

 

(À suivre.)

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