Sauve, 29

Publié le par Louis Racine

Sauve, 29

Le soir tombe. Toute une journée à enquêter. La récolte est bonne. Avec la journée d’hier j’ai de quoi reconstituer une bonne partie du scénario. Reste à exploiter les révélations de la nuit.

Qui que vous soyez, Louis, je vous dois beaucoup. Grâce à vous, toute ma vie est devenue une saine distraction. Oui, je continue à jouer sur les mots. Ma mère me reprochait d’être distraite, je le suis désormais au sens fort du terme. Et c’est ce qui m’a sauvée. Ce qui me tient, c’est mon nouveau métier de détective. L’Alice de mes rêves d’enfant – et d’adolescente ! – s’incarne en moi aujourd’hui et m’aide à vivre ce cauchemar.

Que de changements depuis mon séjour au Havre ! Par exemple, je n’arrive pas à écarter complètement l’idée pourtant stupide (ou folle) que je joue dans un film. Ce serait un drôle de film, mais pas inimaginable. Ou que je suis un personnage de roman. Idem. Cela dit, des films, qui peut encore en faire ? Et même des livres, en écrire ? Il ne faut pas compter sur moi ! Sur Louis ? Ils ne sont peut-être pas de lui ces poèmes dont il a décoré le salon des Machin. Je n’y connais rien. J’en ai des lacunes !

Je me contredis, puisque j’écris. Et avec plus de facilité je crois qu’au début. Plus besoin de nuit qui porte conseil, je prends mon cahier, mon stylo et ça va tout seul.

Oh comme tu me manques aujourd’hui mon ami qui voyais en moi un futur écrivain, parce que je t’avais fait lire quelques lignes de mon journal ! Toi qui me fis définitivement préférer le prénom d’Alice ! Ce n’est pas pour rien que j’ai donné le tien à mon unique repère dans ce monde déserté !

 

Je me demande de quoi je vais rêver cette nuit. J’ai tardé à raconter mon dernier rêve, trop beau, presque, malgré son côté horrible ! Et quand je dis côté… J’ai peur peut-être, en trahissant le secret, de me montrer indigne d’être à nouveau visitée. Mais je ne suis pas tout à fait sûre de m’en souvenir aussi bien plus tard, alors je préfère le noter.

Ce qui me perturbe c’est qu’il est devenu très difficile de distinguer le rêve proprement dit de la nouvelle réalité. Ça a toujours été le cas depuis la catastrophe, évidemment, mais avec l’« arrivée » de Louis ça s’est aggravé. Par exemple il faut que je fasse un certain effort pour me convaincre que ce que je vais raconter, je ne l’ai pas vécu. Parce que ça commence exactement comme un de ces souvenirs un peu spéciaux que j’ai emmagasinés ces derniers temps.

Je me réveille en pleine nuit, dans le noir total. Je tâtonne autour de moi et je ne reconnais rien. Je cherche ma lampe frontale, je la mets, je l’allume, tout ça très réaliste. Je constate alors que je suis dans le lit où dormait Louis. C’est malin, ça ! J’ai donc changé d’avis ? J’ai déménagé pendant mon sommeil ? Je m’insulte, j’en pleure de honte et de rage, et je prends conscience que ce qui m’a réveillée c’est une musique, un air de piano. Serais-je en train de rêver (je me pose vraiment la question) ? Non, ça sonne trop vrai, si j’ose dire (je me le dis !). Je me lève et, sur la pointe des pieds, je sors de la chambre et me retrouve sur le palier. La porte de la chambre voisine est entrouverte. De la lumière en sort, une lumière rougeâtre. C’est de là que vient la musique. Elle est très belle, bouleversante même. Je réalise que je rêve, mais je décide d’en profiter, je pleure toujours, mais de tristesse et de bonheur mêlés. Je m’avance sans faire de bruit, je pousse doucement la porte, mon cœur bat à tout rompre. Je découvre une pièce beaucoup plus grande que je m’y attendais, toute tendue de velours rouge, avec aux murs des chandeliers, et au centre, me tournant le dos, le pianiste en train de jouer. Je fais un pas vers lui, il s’arrête et, lentement, se retourne. Juste comme je vais voir son visage, je me réveille pour de bon, en hurlant !

Titus n’a pas apprécié. Moi, j’étais dune agitation ! Maintenant encore j’hésite à écrire QUI j’ai vu.

Souvent, dans les rêves, on SAIT qu’on a affaire à telle ou telle personne, à tel ou tel lieu, etc., mais cette personne et ce lieu ne ressemblent pas vraiment à ce qu’ils sont ou à ce qu’ils étaient dans la réalité. Là c’est pareil, avec cette différence énorme que la personne en question…

Bon, j’ai du mal à cracher le morceau. Je vais emprunter un détour !

Le pianiste a tourné la tête vers la droite, et ce n’est pas logique ! C’est le côté où il lui manquait un œil !

Voilà, c’est dit !

Mais le pire…

Le pire, c’est ce que je me suis dit à ce moment-là. J’ai pensé : « Lucien ! »

Non, je ne suis pas en train de devenir folle, c’est simplement que je commence à comprendre certaines choses, mais, comme je l’ai déjà dit, une de ces choses c’est que je ne comprendrai pas tout, et qu’il vaut mieux. Ça ne m’empêche pas de chercher, ça m’aide à vivre, ça m’occupe ! Je détestais ça, les gens qui parlaient de mes occupations, sous-entendu ma vie aurait été bien vide sans ! Moi qui bossais jusqu’à des soixante heures par semaine pour élever mes enfants que du coup je voyais moins ! Il faudra bien que je regarde cette contradiction en face un de ces jours, même avec un seul œil !

Je progresse, sur la piste de Louis mais aussi sur la mienne. Je n’arriverai jamais au bout de la deuxième, ou alors peut-être au moment de disparaître à mon tour, ou, disons-le, de mourir. Aurai-je une illumination ? Je sens venir le « tout ça pour ça ! » et ça m’enthousiasme moyennement ! Et la première ? Je suis prête à chercher le temps qu’il faudra… pour ne rien trouver !

Non, ce n’est pas vrai, je DÉSIRE cette rencontre, même si elle me fait peur !

Mais donc cette nuit il a fallu que j’aille me rendre compte. J’étais incapable de me rendormir, de toute façon. Alors je suis sortie, j’ai verrouillé la voiture avec Titus à l’intérieur, j’avais pris comme d’habitude mon pistolet, c’est plus fort que moi j’ai besoin de ça pour me rassurer, j’ai allumé une cigarette, ça m’a fait du bien, la maison était plongée dans le silence, toute la campagne luisait sous la seule lumière des étoiles, un ciel splendide, je crois n’en avoir jamais vu d’aussi beau, ce doit être la nouvelle lune, la voie lactée était d’une luminosité exceptionnelle, j’avais l’impression qu’une partie de moi s’envolait en même temps que la fumée de ma cigarette, j’ai marché vers l’autoroute, j’ai pris la passerelle, je me suis arrêtée au milieu et je suis restée là un moment, sous le lent mouvement des étoiles, à écouter les animaux de nuit, contempler le pays, la maison toute proche, comme une morte que j’aurais veillée, à me faire encore des imaginations, du genre et si une fenêtre s’éclaire ? Mais rien ne s’est passé. Je n’avais pas sommeil du tout, j’étais encore très excitée par mon rêve, je suis allée jusqu’au portail, je l’ai franchi, je suis entrée dans la maison, j’ai repris mes explorations en attendant que le sommeil me gagne et, ce matin, je me suis réveillée dans le lit de Louis. Un grand soleil brillait, déjà haut. Je me suis préparé un bon café, et j’ai établi mon programme de la journée : finir la récolte d’indices, et, le soir, rédiger mon rapport.

 

(À suivre.)

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