Sauve, 30

Publié le par Louis Racine

Sauve, 30

Javais juste oublié Titus, qui sait ouvrir les portes de la nouvelle voiture, mais pas les déverrouiller. Depuis que je lai libéré, monsieur fait la tête. Toute une journée quand même ! Ça ma plutôt mise de bonne humeur.

Il fait nuit maintenant, et le rapport en question a pris une tout autre allure ! C’est clair, ce qui m’intéresse chez Louis, c’est moi ! Et mon rêve, d’une certaine manière, le dit.

Voici donc enfin cette synthèse. Ça aussi ça m’amuse. Pendant des années j’ai été la championne des comptes rendus rapides et précis (c’est bien pourquoi on m’a tant exploitée), et là je prends tout mon temps ! La tête de mes employeurs si je leur avais imposé de tels préliminaires !

Un peu de sérieux :

Le chien de Louis est un chat ! Il dormait dans la cave, dans une sorte de cageot transformé en panier où il a laissé des poils, et il prenait ses repas dans la cuisine, où j’ai trouvé une gamelle contenant des restes de nourriture tout récents. Aucune trace de chien dans la maison, pas de niche à l’extérieur. C’est d’ailleurs ce que j’ai remarqué d’abord, en m’étonnant que les gens qui vivaient là n’aient pas eu de cabot. Il aurait pourtant été heureux ici, hein, Titus ?

Daccord, la réconciliation ce sera pour demain.

Le Nozévet retrouvé au Havre était donc destiné à un chat.

Un bon chasseur, comme en témoignent les trophées disséminés dans la cave.

Quant à son maître, je peux comprendre qu’il se soit cru dispensé par les circonstances de faire le ménage, et j’admets être un peu maniaque sur ce point, mais je reste éberluée par un tel sans-gêne ! Si jamais les habitants revenaient, ils en mourraient de saisissement !

Il a des goûts de luxe, ne mange que des conserves, ça s’explique, mais uniquement des plats raffinés. Et il boit en abondance, rien que des vins, des bières et des alcools de qualité. Devant une consommation pareille, je me suis même demandé s’il était vraiment tout seul, mais je n’ai repéré qu’un couchage. Et je reste à la fois scandalisée et émue qu’il ait préféré le petit lit d’une ado au grand lit de ses parents.

Il ne fume pas.

Il aime le café fort.

Il soigne son apparence et son hygiène. Il prend des bains dont il fait chauffer l’eau sur de gros camping-gaz.

Il est brun, a les cheveux relativement longs.

Il chausse du 42 environ.

Il est droitier.

Il aime les maths. Elles ne m’aimaient pas outre mesure, mais je me débrouillais. Lui plane assez haut. Il a essayé (si je comprends bien) d’inventer une méthode simple pour bâtir des grilles de sudoku à la main ! C’est rigolo maintenant qu’il ne peut plus proposer ses problèmes à personne. Sauf à moi, éventuellement. Mais il n’a pas été fichu d’en laisser un seul sur place.

Autre découverte : d’après son écriture, il est droitier, comme je l’ai dit, mais aussi je suis prête à parier qu’il est myope ! Et pas qu’un peu !

C’est pendant ma première grossesse que je me suis prise de passion pour la graphologie. Après la naissance de Fabien, je n’avais plus le temps, mais je n’ai rien perdu !

Il est cultivé. Mais il lit aussi des magazines people ou des BD. Il a « emprunté » tous les Tintin de la bibliothèque municipale !

Il est musicien. Il joue de la guitare. Du piano, je ne sais pas, il n’y en a pas dans la maison (!).

Il est débrouillard et sans scrupules.

Il est hétérosexuel (ou bi) et porté sur le sexe.

Il s’est au moins une fois habillé en femme ???

Ce que je n’ai pu déterminer :

- son âge (pas plus de soixante ans, je dirais), sa taille, son poids

- son type physique (à part que ce n’est pas un black, mais ça ne m’aurait pas gênée)

- sa profession (plutôt intellectuelle)

- ses idées politiques ou religieuses, sa confession (sauf qu’il ne semble pas respecter d’interdit alimentaire)

- ses liens exacts avec cette maison

Car (nouveau chapitre !) je suis persuadée qu’il la connaissait. Pas pour l’avoir repérée lors d’un précédent voyage, pour y avoir vécu. Mais là, je me fonde sur ma seule intuition. Je n’ai aucune preuve, et des indices plutôt fragiles, comme le fait qu’il ait lu, je devrais dire relu des Tintin dans le coin cuisine. La maison semble dater du début du siècle dernier, l’intérieur a été refait il y a quelques années, j’imagine comment c’était avant, la cuisine (séparée de la salle à manger, qui devait être une chambre) où trônait le poêle à charbon, on devine encore le trou pour le tuyau, et Louis, enfant, lisant ses Tintin et ses Club des Cinq dans les odeurs de ragout, près de la fenêtre. Je reconstitue le paysage d’autrefois, d’avant l’autoroute. Elle n’a pas toujours été là, et la carte montre comme elle a été tracée sans états d’âme, et comme cette maison devait être bien tranquille avant, au bord de cette petite route à qui il a fallu enjamber le progrès pour continuer de mener au bourg, j’imagine la 2 CV fourgonnette du boulanger, le subtil cocktail olfactif de l’essence, des croissants chauds et de la cigarette roulée du chauffeur, le boulanger en personne, une personne d’autrefois. Et je me dis en écrivant cela – au diable la cohérence et la concision du rapport ! – que ce passé lointain n’est pas plus loin de moi désormais que le passé récent. Il ne m’est pas plus difficile de retourner habiter dans mon enfance que dans mon pavillon niçois.

Le présupposé, c’est que Louis et moi sommes de la même génération, et là bien sûr je projette. Si ça se trouve, il a vingt-cinq ans. Ou soixante-dix. Enfin, à soixante-dix ans, je ne pense pas qu’il aurait envie de relire des Club des Cinq. Et il ne perdrait pas de cheveux aussi naturellement bruns.

Sinon, rien ici n’indique qu’il ait eu la moindre relation avec les habitants de la maison, un couple avec un enfant, une fille de quinze ans. En particulier, aucune mention du Havre nulle part. En revanche, des cartes postales expédiées de Nice, de Cannes, de Monaco !!! Elle est bien bonne !

Joubliais, Louis a transporté dans le salon une espèce de guignol-jouet, je crois que ça s’appelle un castelet, mais je n’ai retrouvé qu’une marionnette assez pourrie, il devait y en avoir d’autres, qu’en a-t-il fait ? Il les a emportées ? Et quel genre de spectacle donnait-il ici ? Et pour qui ? Pour son chat ? Mon Dieu, je me demande quand même si je n’ai pas affaire à un timbré. 

Dernière inconnue le concernant, et non des moindres : où est-il allé ?

Pour ça, aucun indice. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’a pas fait demi-tour, nous nous serions croisés. A-t-il repris l’autoroute ? Il y a de fortes chances, mais comment en être certaine ? La seule indication d’une destination possible, c’est un atlas resté ouvert à la page de la Norvège, mais j’ai des doutes ! C’est tout aussi peu probant que la corne en plastique avec la mention Pelvoux gravée en doré !

J’ai bien dormi finalement cette nuit, les dernières heures. Je crois que je vais rééditer le coup du lit de Louis. D’abord ces draps sont devenus un peu les miens.

Allez, une dernière cigarette et, qui sait ? de nouvelles révélations ?

 

(À suivre.)

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