Sauve, 28

Publié le par Louis Racine

Sauve, 28

 

Dimanche 25 juin 2006

Je commence à comprendre que je ne suis pas près de comprendre. Mais c’est tellement agréable ! Non, le mot est mal choisi. C’est tellement réjouissant !

J’ai un vrai problème avec Louis, parce qu’il a un vrai problème, lui. Et parce que nous avons un vrai problème, nous. Qui ne nous connaissons pas. Encore que.

Voilà, c’est là que je ne comprends plus. Mais je comprends quand même ! Par exemple, je peux écrire ce qui suit, et qui – à mon sens du moins, mais je suis disposée à me relire de l’œil le plus critique qui soit – satisfait à toutes les exigences de rationalité.

Je viens d’entrer sur un territoire doublement étranger. Plus exactement, les univers s’emboîtent. Pas comme des poupées russes, non. Louis n’est pas un maniaque de l’ajustement.

Une question que je me pose, LA question en fait. Pourquoi est-il venu ici ?

Je disais l’autre jour qu’il était mon lièvre, en tout cas il me fournit une saine occupation ! Je n’ai jamais vraiment aimé jouer. Ou plutôt, je ne savais pas le faire. Mes enfants s’en plaignaient assez : tu n’es pas au jeu. C’est vrai, j’étais incapable de me concentrer sur une activité aussi fondamentalement futile à mes yeux. Ou alors, parce que je ne concevais pas qu’on puisse jouer sérieusement, je faisais exprès n’importe quoi, ce qui mettait mes partenaires en rogne. Pour moi, c’était le comble du malentendu. Je voulais m’amuser, je le montrais clairement, résultat, on se détournait de moi. Aujourd’hui je sens pour la première fois de ma vie la passion du jeu, j’ai même le sentiment de n’avoir vécu jusqu’à maintenant que pour jouer cette partie qui est la chose la plus sérieuse que j’aie jamais faite depuis que j’ai mis mes enfants au monde. Mes enfants dont je ne sais pas ce qu’ils sont devenus, et c’est peut-être pour ça que je joue, par dépit, pour faire diversion à mon chagrin et à mon ignorance, quel dommage que je n’aie pas pensé plus tôt à ce dérivatif, je me serais évité bien des nuits d’anxiété !

Je me demande comment j’ai pu écrire que je n’étais pas d’un naturel inquiet ! Je le pensais, probablement. Bon, mais je trouve que maintenant, avec tout ce que je vis, je fais preuve d’un certain sang-froid ! Ou alors n’importe qui s’en serait aussi bien sorti que moi ? Je ne voudrais pas faire mon intéressante, c’est trop facile dans ma situation !

Alors comme ça, je deviens ma propre énigme ? Pourtant je commence à me connaître un peu mieux. Je n’y vois plus que d’un œil, et je vois des choses que je n’ai jamais vues, telle cette habitude que j’ai prise très tôt de rester à ma place – tout en ne tenant pas en place ! –, cette humilité que j’ai crue chrétienne quand j’ai décidé de croire, à défaut d’avoir la foi. J’ai l’impression qu’en ce moment ça se pose, l’avoir ou pas. J’ai beau être une chrétienne assez convaincue pour prier, et franchement très motivée pour se frotter à ses semblables, je n’éprouve rien de plus, je l’avoue, que la vague certitude que la vie est une vaste absurdité. Ça rend l’humilité elle-même absurde, et le sentiment de cette absurdité n’échappe pas non plus à l’absurde.

Et le jeu ?

Au moins, ça m’occupe. Louis est devenu le centre de toutes mes réflexions. Voici par exemple ce que ça donne (non seulement je joue, mais j’improvise, moi qui détestais être prise au dépourvu) :

À en juger par la quantité de détritus qu’il a abandonnés sur les lieux, il a pu séjourner ici les deux semaines entre son départ du Havre et mon arrivée.

C’est ça,  je le fais fuir !

On va dire que c’est le hasard, mais quand même ça me trouble ces deux simultanéités.

Reprenons : la lumière que j’ai vue briller l’autre nuit devait venir d’ici. Sans cette guêpe, je l’aurais peut-être revue la nuit suivante. L’odeur que j’ai sentie, c’était celle du bûcher. Pourquoi Louis a-t-il incinéré ces chiens ? Son compagnon était-il du nombre ?

Et s’il en avait eu plusieurs ? Je lui en ai bêtement imaginé un seul, mais dans son break il peut voyager en groupe. Pour se sentir plus entouré et mieux protégé.

À l’étage, dans la grande chambre, qui donne sur le devant de la maison, j’ai découvert des douilles près de la fenêtre. Louis a-t-il fait un carton sur des chiens errants ? Sur ses propres chiens ? S’est-il senti menacé ? Était-il ivre ? Il est apparemment porté sur la boisson. Son ou ses chiens ont-ils été attaqués par d’autres chiens ? Enragés ? Y a-t-il eu carnage ? Mes coups de klaxon ont-ils pu être entendus d’ici, à cette distance ? Est-ce que c’est ça qui a poussé Louis à brûler les cadavres ? L’aurait-il fait de toute façon ? Y avait-il un danger sanitaire ?

Louis est-il simplement fou ? L’est-il devenu ? L’était-il déjà ? Et moi ? Si je l’étais, le saurais-je ?

Un peu d’ordre, sapristi !

Je n’avais pas l’intention de coucher le premier soir ! J’ai même dormi dans la voiture. Je m’étais garée sur la passerelle qui enjambe l’autoroute. De là je pouvais surveiller la maison et la campagne autour. Louis n’aurait pas tiré sans sommation. Il aurait cherché à savoir à qui il avait affaire. Mais, pour me rassurer, je m’étais voulue rassurante. En guise de drapeau blanc, j’avais fixé à l’antenne du toit… mon doudou ! Oui, le tee-shirt « port d’attaches ». Et puis j’avais Titus. Je comptais sur lui pour donner l’alerte.

Bref, nous nous sommes manqués de peu, Louis et moi. Il est peut-être loin maintenant. Il était encore là hier matin.

Ça me fait drôle de me dire qu’il s’est regardé dans ce miroir. Oui, je suis dans le « salon » (je ne sais comment l’appeler, après travaux). Il y a une grande glace au-dessus de la cheminée. Même s’il ne s’y est pas regardé, elle a reflété son image. Hélas ! elle n’a pas de mémoire !

Je suis assise dans son fauteuil. Qui n’était pourtant pas le sien. Une intruse chez un intrus, voilà ce que je suis. Voilà pourquoi je parle d’un territoire doublement étranger. Et je m’interroge. Ou je fais semblant de m’interroger.

Je suis sûre d’avoir écrit une phrase du genre de celle-ci, où je distinguais des niveaux de conscience. J’ai la flemme de chercher maintenant, surtout que ça ne changera rien. Si je veux m’en tenir à un premier niveau, je dirai que Louis a choisi cette maison pour sa situation, isolée, sur une hauteur. De l’étage on découvre un bon bout de campagne. Il arrivait peut-être directement du Havre, ça fait une trotte, il s’est arrêté pour la nuit. Et puis l’endroit lui a plu, il y est resté quinze jours.

À un autre niveau, je dirai que ça ne tient pas. Pour accéder à la maison en arrivant par l’autoroute, il fallait faire tout un détour, sauf à défoncer la grille. Louis n’a pas pu en venir à bout avec son break. Et des maisons sur des hauteurs il y en a d’autres. Donc, celle-là, il la voulait vraiment. Pourquoi ?

Parce qu’il la connaissait.

À un troisième niveau, je refuse cette idée. Parce que je ne veux pas faire le lien entre mes propres souvenirs.

Je ne suis jamais venue ici. Mais j’ai connu quelqu’un qui peut-être y était venu.

 

(À suivre.)

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