Sauve, 44

Publié le par Louis Racine

Sauve, 44

Pendant cinq ans j’ai vécu à côté de moi-même, de mes enfants, de tout et de tout le monde, sauf de l’homme qui partageait ma vie, et qui l’avait accaparée tout entière, si bien que je ne vivais pas à son côté : il avait pris possession de moi, j’étais devenue lui. Là, pour le coup, j’étais aliénée !

J’ai l’air à l’aise avec cette histoire mais en réalité elle est très difficile, très douloureuse à raconter, c’est un sujet que je fuis depuis le début, je le vois bien, il n’y en a dans ces cahiers qu’une trace infime, dans les toutes premières pages il est vrai, comme si j’avais voulu à la fois m’en débarrasser et poser un jalon, une borne, me fixer rendez-vous pour quand je serais capable de revenir sur cette période. Comme si, aussi, j’avais eu dès le jour de la catastrophe le sentiment que désormais beaucoup de verrous allaient sauter !

Il était énorme pourtant celui-là. Parler de Bruno, je n’avais jamais pu. À personne ! C’est sans doute pourquoi il fallait attendre de n’avoir plus personne à qui parler !

Ce long silence m’a empêchée de comprendre ce qui m’était arrivé. Oh ! j’y ai pensé, repensé, ce n’est pas un épisode de ma vie que j’ai effacé comme ça d’un coup de baguette magique, ce n’est pas non plus comme cette nuit dans les Cévennes que j’ai oubliée et retrouvée malgré moi ou, disons, sans être consciente de ce que je faisais.

Pendant cinq ans je n’ai vécu que pour un homme pour qui, je m’en suis avisée du jour au lendemain, je n’étais rien. Je lui aurais tout sacrifié, je lui AI tout sacrifié, sans m’en rendre compte – je croyais au contraire que je continuais à très bien m’occuper de mes enfants et de moi –, j’avais perdu tout discernement, toute logique, sans que personne dans la rue ou au boulot s’en aperçoive, mes amis comme je l’ai dit je n’en avais pas, Caroline s’était éloignée, Bruno ne l’intéressait pas et c’était réciproque, ou plutôt ils s’évitaient soigneusement ces deux-là, je n’ai jamais été aussi repliée sur mon foyer, enfin, ce que j’en avais fait, à mon insu, pourtant assez grande pour comprendre, ce n’est pas comme avec Stof, lui aussi a profité de ma naïveté, mais j’étais une gamine, et assez vite j’ai senti que ça n’allait pas entre nous, je m’en suis crue responsable, j’ai accepté de plus en plus de choses tout en me disant qu’il y avait une limite à ne pas dépasser, j’ai fait mon apprentissage en somme et pour finir c’est Stof qui m’a quittée, et j’en ai été frappée comme par un coup de tonnerre, en mesurant brusquement quel salaud était ce type. Alors vous imaginez, avec Bruno ! Là, je me suis complètement aveuglée pendant cinq ans, comme si j’étais entrée dans une secte, et quand le cauchemar a pris fin il m’a fallu des mois, des années, non pas pour comprendre ce qui s’était passé (pour ça, il aurait au moins fallu en parler), mais juste pour réaliser que c’était fini !

Et quand aujourd’hui j’y pense, j’y pense tous les jours mais depuis la catastrophe c’est différent, je suis encore plus étonnée qu’autrefois de la facilité, de l’entrain, même, avec lesquels je me suis laissé manipuler.

Je parle parfois de « Louis » comme d’un manipulateur, je l’engueule, je dis beaucoup de mal de Douiri et je n’en dirai sans doute jamais assez, mais ces hommes-là sont humains, Douiri avait de bons côtés, je l’ai aimé, quand même ! pas aussi fort que mon Louis disparu, et d’un amour douteux, mais sincère. Et Louis Deux, bien que je ne l’aie jamais rencontré et qu’il semble avoir d’énormes défauts, je sens en lui un être humain, avec ses faiblesses mais aussi sa générosité.

Bruno, c’était un monstre. Il m’a décervelée. Et je n’ai pas réagi, trop heureuse sans doute qu’un homme s’intéresse à moi, que mon fils ait un père… de Clémence, je ne me suis guère souciée ! Je me rappelle seulement avoir voulu m’assurer qu’elle n’avait rien à craindre de mon nouveau mec ! Je pense qu’il l’a laissée tranquille mais JE N’EN SUIS MÊME PAS SÛRE ! Voilà la mère que j’ai été ! Et après on s’étonne !

Je suis de même incapable de dire à quoi il ressemblait, ce qu’il faisait, ce qu’il disait. Je me souviens seulement que quand il parlait, j’étais sous son emprise. Il était beau, je crois, il avait de bonnes manières, il ne se fâchait jamais, il me faisait des cadeaux, il nous emmenait en vacances, de courtes vacances, tu parles ! Mes enfants ne l’aimaient pas, je me disais que ça leur passerait, et il le disait aussi, toujours calme, un léger sourire sur les lèvres.

Cinq ans ! Un jour j’ai découvert qu’il était marié et père de trois enfants. Il m’avait menti, il m’avait menti sur tout. Je ne sais toujours pas pourquoi il m’avait mis le grappin dessus. Il a dû trouver un plaisir particulier à me mystifier, à me soumettre. Mais bref, le jour où j’ai ouvert les yeux ça n’a pas traîné, je l’ai foutu dehors, et il n’a même pas protesté ! Il est parti, son éternel sourire aux lèvres. Tout le temps qui a suivi, j’ai refusé de parler de cette parenthèse de ma vie, y compris à mes enfants. Quand on abordait le sujet, je l’évacuais. Là, j’ai vraiment été nulle. Ça leur aurait, ça nous aurait fait tellement de bien de mettre des mots, de chercher en commun à mettre des mots sur cet incroyable mépris, cet infernal gâchis. Mais non, j’ai repris mes discours assassins sur Douiri, sans pouvoir m’empêcher de lui trouver, au fond, des aspects presque sympathiques. Tout est dans le presque. Alors que quand je pense à Bruno, c’est-à-dire tous les jours depuis cinq ans, je suis glacée de dégoût.

Il ne me contredisait jamais ! Il était doux, prévenant ! Il donnait l’impression de céder à mes désirs ! Mais c’est lui qui tirait les ficelles. Il a arrêté de m’emmener à la messe quand il a vu que ça m’ennuyait. En réalité, il s’est débrouillé pour que je me sente une mauvaise chrétienne, et d’une, et que je ne jure plus que par lui ! Et je ne me suis aperçue de rien ! Et c’est aujourd’hui, là, ici, pratiquement en traçant ces mots, et le bruit du stylo fait un tout avec cette prise de conscience, comme si j’actionnais une petite machine à comprendre, c’est maintenant que ma main tenant mon stylo me guide jusqu’à cette porte que j’ouvre et derrière laquelle je trouve toutes ces significations prisonnières qui attendaient d’être libérées. Certaines dormaient, elles se frottent les yeux, que me veut-on ? Elles essaient leurs ailes et s’envolent, d’un vol un peu hésitant d’abord, puis tournent à grands cris joyeux, à grands cercles reconnaissants dans le ciel du matin, comme hier les corneilles autour des hautes ruines de Peyrusse-le-Roc, pour saluer mon retour à la vie après s’être préparées à bouffer mon cadavre !

Bruno Pétrus, disait-il qu’il s’appelait. Je n’ai jamais vu ses papiers. Je n’ai jamais rien vu qui prouve son nom, pas même sa carte de crédit quand il m’invitait – nous invitait ! – au restaurant, toujours en dehors de Nice, dans des endroits à lui, loin de notre univers familier. Il était d’une habileté !

C’est cela, et cela uniquement qui peut expliquer mon incapacité à revenir sur cette période, à ma double honte : je ne pouvais admettre avoir vécu si longtemps dans un tel mensonge, ou plus exactement avoir été à ce point prise pour une idiote. Je me serais pourtant honorée à regarder les choses en face, et à ne pas ajouter à ma bêtise mon propre déni. Je le devais à mes enfants, je me le devais à moi-même ! Au lieu de ça, j’ai écarté systématiquement toutes leurs questions, enfoui toutes les miennes, je me suis habituée à ne jamais parler de cet épisode que comme de la « parenthèse Bruno », et le moins possible, et mes enfants évitaient le sujet, sans doute parce qu’ils voyaient, malgré tous mes efforts pour paraître détachée, sereine, que l’évoquer me faisait souffrir. Je n’ai jamais joué à la martyre, jamais consciemment en tout cas, la thèse officielle c’était que Bruno et moi ne nous entendions plus (« mais pas pour les mêmes raisons qu’avec votre père », point final), oui, je l’avoue, je n’ai même pas osé leur révéler que leur mère s’était laissé berner comme la dernière des imbéciles, je le leur ai tu, pour les protéger je pense, oh ! mon Dieu, pourquoi suis-je si indécrottablement naïve ?

Aux meilleures heures de vie commune avec Douiri, il me prenait les mains, plongeait ses yeux noirs (noir foncé !) dans les miens, style roman à l’eau de rose, et il me disait, avec son accent qui me faisait autant craquer que son regard et ses cils de fille : Toi, tu es un petit enfant ! Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir parfois des comportements si immatures que même moi je m’en apercevais ! Mustapha, Stof pour les intimes, au moins nous nous serons parlé sans nous mentir ! Et tu m’as fait deux enfants qui aujourd’hui me manquent horriblement.

Fin du chapitre Bruno.

Même si Titus en est un peu le prolongement.

Il nous l’avait offert pour Noël 97.

Habile, je maintiens.

Fini le passé. En route !

 

(À suivre.)

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