Sauve, 15

Publié le par Louis Racine

Sauve, 15

 

Dimanche 4 juin 2006

La pointe Saint-Mathieu est battue par les vents. Réussi à grimper quand même sur le phare, d’où la vue porte très loin. La mer est complètement dégagée. J’ai fini par m’équiper d’une bonne paire de jumelles, en choisissant un peu au pif, sans personne pour me conseiller.

Un mois aujourdhui, mais ça ne change rien.

Visité des espèces de ruines. Maintenant il n’y a plus grande différence entre ces vestiges du passé et les constructions les plus récentes et les moins abîmées.

En écrivant, je repense à cette autre visite que nous avons faite, les enfants et moi, Oradour. Rien de plus poignant. Mais parce que les disparus sont des victimes. Leur absence porte témoignage. De quels absents suis-je entourée, moi ? J’ai l’impression que c’est à moi de témoigner, de transmettre ; à qui ?

Mon Dieu, secourez-moi !

 

Mardi 6 juin 2006

Arrivée à Caen hier soir.

Beaucoup roulé depuis dimanche. Hier, impossible d’écrire. Je me suis réveillée trop tard, j’avais besoin de récupérer. En plus, pas grand-chose à raconter. Vu pourtant des paysages magnifiques. La côte de granit rose, le Mont Saint-Michel, des lieux où je n’étais jamais allée ! De beaux rêves enfin réalisés ! Mais dans quelles circonstances !

C’est très curieux comme mon angoisse augmente en même temps qu’une espèce de confiance, je n’ose pas dire de sagesse. Par exemple, je sais qu’il y a pas loin d’ici des usines dangereuses, des sites nucléaires etc., donc risque maximum maintenant que l’homme n’est plus là pour contrôler les processus (déjà qu’il les contrôlait plus ou moins complètement), eh bien chaque minute qui passe est une minute de gagnée sur le désespoir, tandis que chaque minute à venir est grosse d’une menace tellement disproportionnée par rapport à ma misérable personne que j’en rirais presque, parfois.

Si la misérable personne en question doit disparaître à son tour, rien ne dit que ça sera d’un coup, comme on souffle une allumette. Je m’attends à souffrir. Y suis-je prête ? À vrai dire, pas du tout. Mais je n’ai pas non plus envie de mourir.

Titus non plus. D’ailleurs il va beaucoup mieux. Il faut croire que j’ai fait ce qu’il fallait. S’il pouvait m’aider en retour ! Enfin, il m’aide, à sa manière. Il a intérêt ! Jamais il n’a autant dépendu de moi ! 

Peut-être que c’est cet œil qui aura raison de nous deux. Depuis deux jours il me fait moins mal, à moins que je me sois habituée. Mais il me gêne, au point que je souhaiterais parfois qu’on m’en débarrasse. En tout cas j’ai l’impression que je ne récupérerai jamais ma vision de cet œil-là. Dans la journée, je le protège avec ce pansement et ce bandeau qui me font une tête de pirate. La nuit ça me gênerait plutôt qu’autre chose, ça m’empêcherait de dormir, je les enlève.

Le plus drôle c’est quand j’ai ma lampe frontale. Avec ces trois yeux disposés en triangle, ce n’est plus un pirate, c’est un extra-terrestre !

Je n’ai plus Internet pour me renseigner, même si je sais ce que valaient ces renseignements. Hier à Saint-Malo j’ai passé deux heures dans une pharmacie que j’avais cambriolée à lire le Vidal. J’ai emporté de la morphine mais j’hésite à en prendre, j’ai peur des effets secondaires.

C’est quand même fou : je peux accéder à tous les médicaments que je veux, mais je ne sais pas me soigner !

En tout cas mon œil est vraiment horrible. J’essaie de ne pas trop le regarder. Je ne vais pas passer le reste de ma vie devant un miroir à regarder mon œil mort avec mon œil vif !

En finissant cette phrase je me demande si je n’ai pas toujours vécu comme ça… Mais non, c’est de la littérature ! De la mauvaise ! Il n’y a peut-être pas mieux à faire dans mon cas que tenir ce journal, mais il faut savoir s’arrêter à temps ! Je ne peux pas tout me permettre !

Mon programme de la journée : explorer la ville, dans la mesure où les voies restent suffisamment dégagées, puis repartir vers le nord. Le plus difficile sans doute sera de trouver comment passer la Seine. Je devrai peut-être remonter jusqu’à Rouen !

 

Mercredi 7 juin 2006

Une fois n’est pas coutume. Quelques lignes du soir.

Je suis dans la voiture, face à une vision bouleversante. Je ne veux pas oublier ce moment.

Je me suis garée près d’une charmante chapelle, au-dessus d’Honfleur ; ça s’appelle la Côte de Grâce, je crois. Devant moi, à portée de main, Le Havre, où les feux du couchant enflamment les vitres des immeubles, devenus de grands poêles à mica. Puis le soleil disparaît, les fenêtres s’éteignent, je reste fascinée par ce monstre gris couché sur l’eau.

Nous passerons la nuit ici. Titus n’a pas dit non. Il est complètement rétabli maintenant.

De l’autre côté de l’estuaire, un énorme bateau s’est échoué sur un genre de digue, crevant ce qui semble être un réservoir d’hydrocarbures, je n’y connais rien. Au large, un autre bateau du même tonneau semble hésiter à faire comme son copain ; en quelques heures, il a dû se rapprocher d’un demi-kilomètre, je sais qu’on parle plutôt en milles, mais vous m’excuserez de ne pas faire la conversion !

Ce que j’ai vu aussi, c’est que le Pont de Normandie est impraticable, l’accès sud encombré par un incroyable tas de ferraille noircie. Il a dû y avoir un carambolage monstre au moment de la disparition.

Tout ça fait que je vais peut-être changer mes plans. Je me demande si ça vaut le coup de continuer vers le nord, de suivre le littoral, plutôt que d’obliquer vers Paris. Statistiquement, j’ai plus de chance de trouver des semblables en Île-de-France.

Il fait noir maintenant, je ne voudrais pas abuser de l’éclairage de la voiture, même si comme d’habitude je me suis garée en pente. Je vais grignoter deux trois bricoles, fumer une dernière cigarette et au lit ! Bonne nuit, Titus !

 

(À suivre.)

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