Sauve, 32
Il y a deux façons de voir les choses.
Je me raccroche au seul être humain avec qui je puisse encore espérer entrer en relation. Il concentre tous mes espoirs, toutes mes craintes aussi. Je projette énormément sur lui. Je lui ai donné le nom de mon unique ami, mort trop jeune, dans des circonstances horribles. Je ne me suis jamais consolée de cette disparition, toute ma vie depuis a été à la fois une frénésie et un sommeil, je me suis engourdie dans la routine et la médiocrité, en m’agitant beaucoup.
Une pensée dont je n’ai pas réussi à me débarrasser : j’aurais dû être avec Louis ce jour-là. On devait camper ensemble. Au dernier moment j’ai renoncé, je ne sais pas pourquoi. Mais si, je le sais très bien ! J’avais peur de détruire notre relation par un rapport sexuel inévitable ou par un refus de ma part ! Mon meilleur, mon seul ami, jamais nous n’avions – nous n’avons – couché ensemble. Et puis ma mère a eu un rôle déterminant. Je me rappelle comme si c’était hier l’impression que j’avais qu’elle me poussait avec gourmandise dans les bras de mon ami. Ça lui aurait permis de dire que j’étais comme toutes les autres. Ma mère était vraiment perverse, mais je ne lui en veux pas. J’ai cessé de lui en vouloir le jour où j’ai deviné (elle ne m’en a jamais parlé) ce qu’elle-même avait vécu dans son adolescence, contre quoi et qui elle avait dû résister. Bref, j’ai dit non à Louis, au jeune homme qui m’avait révélée à moi-même, qui m’avait spontanément rebaptisée Alice comme dans mes rêves, qui me composait des ballades… Oh ! Louis ! si j’étais partie avec toi, tu ne serais peut-être pas mort, ou nous aurions péri ensemble !
J’ai toujours gardé au fond de moi ce sentiment de culpabilité, croyant que je n’arriverais pas à m’en libérer mais ne faisant rien vraiment pour ! Et aujourd’hui ça me paraît mal engagé, sauf à rejoindre l’autre Louis ! S’il accepte que je lui raconte ma vie ! Je plaisante, et pourtant je suis sérieuse. En tout cas, soit mon histoire m’aide à supporter la catastrophe actuelle, soit cette catastrophe en est une métaphore, un reflet, un prolongement – ma fameuse théorie un peu foldingue –, mais c’est la première façon de voir les choses : j’ai eu beaucoup de chance de tomber sur cette piste, d’une certaine manière elle me sauve.
Seulement là je n’envisage que mon point de vue à moi. Comme si Louis n’existait pas !!! Or j’ai beau fantasmer et le savoir, l’homme au break est fait de chair et d’os et lui aussi a une histoire !
Ma cigarette est finie. En l’écrasant, je vais comme visser un peu plus solidement en moi cette conviction : Louis cherche quelque chose ou quelqu’un. Si c’est moi, il s’y prend mal !!! Notre rencontre n’est pas pour demain. Mais en tout cas il suit un plan, même vague. Et, comme le fait que je sois sur sa piste ne peut être le fruit du hasard, il faut donc que nos histoires soient liées.
C’est drôle, une fois noté, mon raisonnement m’apparaît moins logique ! C’est parce que j’oublie des éléments essentiels. En fait, il doit être trop tôt. J’ai arrêté le ménage, il reste à en faire dans mon crâne. Ou alors c’est la fatigue. Les mots ont tendance à se bousculer et à se courir après comme des garnements dans une cour de récré. Le dernier jeu en date : de Montmartre à Montmarault ! Me reposer ? Cet après-midi, peut-être. Pour l’instant, exploration du bourg !
Être deux au monde suffit à le peupler. En passant au supermarché, j’avais déjà éprouvé ce sentiment reconnaissable entre tous, heureuse de le retrouver avant d’avoir cédé au désespoir de le perdre, heureuse de m’être interdit cette angoisse. Mon inconscience me sert !
Ce sentiment d’harmonie, de plénitude.
Je n’irai pas jusqu’à dire que Louis et moi formons un vieux couple, mais hier quand j’ai vu que la porte du supermarché avait été fracturée, quelle émotion ! Debout sur le parking désert, les bras écartés comme pour toucher les parois du monde, j’ai crié ton nom, longuement, folle redevenue, non, aventurière revenue de la folie !
D’ailleurs j’ai l’esprit plus clair que ce matin. Qu’est-ce qui m’a pris de ne pas savoir formuler ni enchaîner clairement mes idées ?
Alice, vous qui avez l’esprit de synthèse (combien de fois j’ai entendu ça !), vous me ferez une petite note ?
D’ac. Résumé : Alice a lutté dès le matin de la catastrophe contre la crainte d’une solitude absolue et définitive. Elle a voyagé. Un jour enfin elle a aperçu, très loin, un semblable. Elle aurait pu chercher à le rejoindre tout de suite. Elle a préféré en chercher d’autres ! Mais comment aurait-elle pu penser que ce semblable était le seul avec elle à avoir échappé à la disparition ? Et comment aurait-elle pu expliquer que ces deux oiseaux rares se croisent ? Aujourd’hui (depuis Paris, en fait, avant même la découverte du tee-shirt), elle a changé d’avis. Peut-être que les « oubliés », bien que peu nombreux, sont plus de deux, peut-être même que l’homme de Montmarault n’est pas celui du Havre (honnêtement, elle manque de preuves !). Non, elle est plutôt davis qu’ils ne sont effectivement que deux, mais alors pourquoi eux, et pourquoi cette jonction potentielle, avec ce déséquilibre qui fait que si Alice pense à Louis et ne pense qu’à lui, Louis reste plongé dans la nuit la plus opaque ?
Là, je crois avoir fait du bon boulot. Il faut dire que je me suis aiguisé l’esprit tout l’après-midi.
Je ne sais pas si c’est être manipulée, cela, mais j’ai essayé de me mettre dans la peau de Louis pour imaginer ses faits et gestes. C’est comme hier au supermarché, où je me suis amusée, il n’y a pas d’autre mot, à repérer dans les rayons les vides qu’il y avait laissés. Un jeu d’enfant, avec les indices qui peuplaient la maison. Il semblait cependant avoir pillé aussi les réserves d’un restaurant, que j’ai identifié tout à l’heure : l’hôtel de France ! Je n’ai pas réussi en revanche à déterminer s’il y avait dormi.
Mais vite ma petite enquête a tourné au cauchemar, ou disons que je suis passée de Sherlock Holmes à la série noire. Ça a commencé avec cette banque que Louis a cambriolée. J’ai halluciné. Pourquoi a-t-il fait ça ? Comment, à la limite, je m’en fiche, c’est comme pour le grillage de l’autoroute, il semble disposer de moyens puissants (aurait-il changé de voiture ? Ça expliquerait certaines traces autour de la maison…), mais je ne vois pas l’intérêt de l’opération. En tout cas il n’y est pas allé avec le dos de la cuillère ! Il a forcé la plupart des coffres, sans emporter grand-chose, apparemment, peut-être même rien du tout. J’étais là, incrédule, sonnée, dans les ténèbres du sous-sol, une caverne, avec la lumière de ma lampe frontale qui dansait sur cette folie, je voyais presque Louis en action, je devinais dans quel ordre il avait procédé, cherchait-il quelque chose de précis ? J’ai regardé dans certains coffres, à un moment je me suis trouvée avec une liasse de billets de banque dans la main, et là tout s’est précipité.
Je contemplais ces billets, qui me paraissaient venir d’ailleurs, de l’ailleurs le plus lointain, c’étaient pourtant de bons euros, des coupures de cinquante ou de cent, mais ils avaient perdu toute signification, évidemment. Ça m’a rappelé quand on rentrait d’un séjour à l’étranger, ce moment où on devait se réhabituer à la monnaie de chez soi, mais il y avait autre chose que je sentais monter en moi comme un cri, je ne sais pas ce qui se serait passé si en levant machinalement les yeux je n’avais pas vu dans le coffre voisin, sans doute le dernier que Louis ait forcé, des photos jetées en vrac, des photos… insoutenables ! Les premières m’ont suffi. Je suis ressortie en hurlant, et il m’a fallu plusieurs minutes pour retrouver une respiration normale.
J’avais déjà entendu parler de pédophilie, mais jamais je n’avais VU de telles atrocités, jamais je n’avais cherché à le faire. J’en frissonne encore, j’ai envie de vomir, comme tout à l’heure en sortant de la banque. Le soleil tapait dur sur la place poudreuse, j’ai cru que j’allais m’évanouir, je guettais éperdue autour de moi des signes apaisants, au lieu de ça j’ai remarqué un peu partout, comme si le décor avait changé pendant ma visite aux coffres, des impacts de balles.