Sauve, 38

Publié le par Louis Racine

Sauve, 38

 

Dimanche 2 juillet 2006

On aurait dit qu’une foule de fidèles seraient venus entendre la messe. Les abords de l’église seraient noirs de monde. Les cloches sonneraient à toute volée, le flot des villageois s’écoulerait tranquillement vers la grand-place, les pâtisseries et les cafés. Tiens, je vais les suivre.

Ce matin donc je me suis réveillée fort tard, et je suis restée un long moment à paresser-rêvasser au lit (si j’ose dire). Des années que ça ne m’était pas arrivé. En tout cas, pas depuis la catastrophe. C’était dimanche, hein ! Horrible souvenir des dimanches de mon enfance, où j’avais toute la journée ma mère sur le dos, heureux souvenir des dimanches de mon enfance, où j’échappais à l’obligation d’être une bonne élève.

Grasse matinée, donc, dont je suis sortie crevée, presque plus fatiguée qu’avant de me coucher, le contrecoup, ai-je pensé, mais le contrecoup de quoi ? De la bonne surprise d’avoir retrouvé Louis ?

J’ai pris un solide petit déjeuner parce que zut, c’est dimanche, et j’ai suivi la foule vers le centre du village.

Sur le foirail se dresse, magnifique, une statue de taureau. Nul doute que Louis a eu envie de monter dessus ! Je me suis approchée. Bon, aucune trace, mais ça ne veut rien dire. Je le vois comme si j’y étais. Ah oui, à propos : j’ai encore rêvé de lui. Et cette fois je vais devoir préciser les choses ; je n’avais qu’à pas commencer !

Je n’ai jamais affirmé que Louis était mon photographe, mais dès le Havre ils m’ont semblé liés. J’ai quarante-deux ans. Les événements (les Cévénements !) remontent donc à vingt-quatre ans. Déjà ! Incroyable, mais bon, bref. Lucien devrait avoir aujourd’hui dans les soixante-cinq ans, peut-être plus. Je ne crois pas que Louis soit si âgé. Il aurait commencé à grisonner. Or ce sont des cheveux complètement bruns que j’ai trouvés dans la maison près de Montmarault. J’en ai conclu que Louis n’était sans doute pas Lucien, avant même d’en avoir confirmation au cimetière. Cependant il lui est lié. Son frère ? Son fils ?

Mais ce n’est pas si simple. Pour être tout à fait honnête, je suis sûre du Havre, mais pas du nom de Lucien. Je veux dire que le nom que j’ai vu là-bas sur la porte de ce studio photo n’était peut-être pas exactement le sien. Est-il exactement celui que j’ai déchiffré sur cette tombe ? Je n’en jurerais pas. Des noms voisins ne sont pas le même nom. J’ai connu ça à l’agence, avec ce client que j’étais d’ailleurs la seule à nommer correctement : Mivielle.

J’étais là devant cet énorme taureau, et je me suis dit que si Louis était monté dessus, il n’y avait pas de raison pour que je ne le fasse pas, moi. En plus le bronze s’était réchauffé toute la matinée, je me suis mise entièrement nue, et j’ai grimpé sur la bête. Dommage, hein, que cette statue augmentée n’ait pas eu d’admirateurs ! Car la foule qui m’avait menée jusque-là m’avait tourné le dos puis s’était tout bonnement évaporée. Je sentais bien en revanche sous mes cuisses, sous mes fesses, la douce et tiède échine de ma monture. Une jouissance de cet ordre, jamais je crois je n’en avais éprouvé. J’en ai remercié Louis, qui ne m’aurait pas autrement surprise en me surprenant dans cette posture. Je m’attendais à le voir surgir d’une des maisons de la place au toit trempé de soleil, sortir d’une des voitures garées là, j’ai pensé, exactement comme le jour du tee-shirt, que mon comportement de folle était au contraire un très bon rempart contre la folie, une manifestation de mon absolue liberté, enfin conquise, enfin, conquise… Offerte plutôt, moyennant une contrepartie tellement exorbitante que je n’eusse jamais accepté un tel marché !

Je n’eusse, j’aime bien.

Alice, tu glisses.

Je me suis couchée de tout mon long sur la statue, de la croupe à l’encolure, d’abord sur le ventre, puis sur le dos, un genou replié, la tête bien calée, nous étions parfaitement adaptés l’une à l’autre, l’œuvre d’art et moi !

En redescendant, j’ai vu que Louis avait fait des photos ! Pas de moi ! Mais j’ai retrouvé une boîte de Polaroid sur un banc près de la statue. Sacré Louis !

Mon autre Louis, mon Louis à moi, mon premier Louis, c’est toi qui m’as définitivement coupée d’Alicia.

Il fait sombre maintenant, il a d’abord fallu trouver un gîte pour la nuit, mais je sens encore la caresse du bronze contre ma peau, et je peux enfin raconter Louis, mon Louis.

Le puis-je ?

Quelques notes seulement. Des notes de musique. Joseph et Louis, les deux grands copains. Joseph qui ne s’est jamais consolé de la mort de son ami. Joseph qui a sombré dans les addictions, qui est mort il y a deux ans du sida, c’est Clémence qui me l’a appris, Clémence avait des réseaux, elle savait beaucoup de choses. A, SAIT.

Deux trois notes. La rencontre, au parc. Ce duo inouï. Je ne connaissais rien au jazz, j’écoutais n’importe quoi, ce qui passait, ce que chantonnait ma mère, très belle voix ma mère en comparaison de la mienne. Maman cristal, fille casserole. Bon. J’en tremblais, réellement. Une vibration totalement nouvelle. Et les deux tellement d’accord. Je n’ai pas eu envie de rompre cette harmonie, cette complicité, mais d’en jouir toute ma vie. J’étais dedans. Deux guitares. Joseph faisait l’accompagnement, un truc tout simple en apparence mais hyper efficace, basse et accords en même temps, ça swinguait à mort, je n’avais pas besoin de connaître le mot pour le comprendre, et Louis, jouant la mélodie puis improvisant en me regardant droit dans les yeux, j’aurais voulu, JE VOUDRAIS que tout le monde ait vécu ça, et j’ai la faiblesse de croire qu’il pensait la même chose et que ça l’aidait à être aussi bon, aussi beau.

Moi, ne sachant quoi dire : Ça s’appelle comment ce que vous jouiez ? Lui : Blues for Alice. Et toi ?

Encore aujourd’hui j’en ai la chair de poule. Comme tout à l’heure. Une poule sur un  taureau. Mais c’est qu’il commence à faire frais. J’ai repris la route du sud, puis j’ai obliqué vers une ferme bâtie sur une hauteur. Je me suis garée là, j’ai visité la maison. Pas mal. Il y a une chambre très confortable, avec vue. Demain matin, j’irai faire mes ablutions dans le ruisseau en contrebas. Eau très claire. Tout ça se présente au mieux.

Un printemps ça a duré notre affaire. Rien qu’un printemps. L’été qui a suivi…

C’est idiot d’écrire le soir. Je ne me tiens à aucune de mes résolutions. Si, je ne bois plus. Mais je ne buvais pas.

Titus dort déjà, couché sur une peau de vache posée à même le sol. Manquait plus que la peau de vache.

Mon Dieu, j’écris vraiment n’importe quoi. Donnez-moi le sommeil qui répare, je ne peux plus rien demander à ma plume, de poule mouillée de désir et de larmes.

 

(À suivre.)

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