Sauve, 36
Repris l’autoroute. Le grillage défoncé était une indication suffisamment claire !
À Clermont, problème.
Direction Lyon ou Montpellier ?
Vers Lyon, je remarque ce nom : Thiers.
Partagée entre une évidence : Montmartre-Montmarault-Montpellier (alors même que Louis n’est sans doute pas passé par Montmartre et ne vise pas forcément Montpellier !) et cette autre référence au nombre trois, enfin, si l’on veut ! Ce matheux me pousserait-il aux jeux de mots ? Mais je ne l’ai pas attendu pour me laisser inspirer par les noms de lieux… Bon, sérieusement ?
Je me demande si en fait je ne recule pas devant cette autre alternative, Toulouse ou Montpellier. Je ne regrette évidemment pas d’être passée par Montmarault. Mais ensuite à Combronde j’ai ignoré l’embranchement vers Brive, donc Toulouse, et en continuant sur l’A75 je me rapprocherai inexorablement de Saint-Flour et de l’obligation de choisir entre rester sur l’autoroute et bifurquer vers Toulouse via Albi…
La question est : ne suis-je pas en train de chercher à dépasser le point à partir duquel le choix de Toulouse deviendra absurde ?
Mais voyons, Alice ! Pas possible cette obstination ! Tu as écrit NOIR sur blanc que Toulouse était une connerie ! Réfléchis, ma fille !
Comme on pouvait s’y attendre, j’ai préféré l’A75 et me voilà un peu après Issoire. Aucune nouvelle trace de Louis. J’ai dit que j’allais écrire à Fabien, je le fais. Auparavant j’ai relu ma lettre à Clémence, et je suis effondrée. Non seulement je ne suis plus du tout émue par mon discours, mais je constate qu’il y manque un point important. D’accord, ce n’était peut-être pas encore très clair dans mon esprit à ce moment-là, mais il aurait fallu révéler à ma fille que moi aussi à son âge (exactement !) j’avais voulu mourir.
Mais je ne voudrais pas que ma lettre à Fabien soit une lettre à Clémence !
Mon grand fils chéri,
Sais-tu pourquoi tu t’appelles Fabien ? Tu m’as posé la question, bien sûr, pas qu’une fois, et pas que toi, mais je devais répondre quelque chose comme « je trouvais ça simple et beau, et Stof aussi », en ajoutant : « Pour une fois que nous étions d’accord ! »
Tu portes le prénom d’un garçon dont j’ai été amoureuse enfant. Il ne l’a jamais su. Il avait treize ans et moi dix. Je me suis consumée d’amour pour lui. À dix ans. J’en suis tombée gravement malade. Personne ne comprenait pourquoi. Et moi ? J’ai pris ma maladie pour une malchance de plus. Non : comme une punition. Je n’avais pas le droit d’être malheureuse, ça m’apprendrait.
J’avais commencé à tenir un journal. Ça aussi je l’ignorais. Je ne connaissais pas l’expression « tenir un journal ». Quand j’ai découvert à quel point cette activité était banale et répandue chez les filles de mon âge, je n’ai pas fait le rapprochement. Mes écrits à moi n’avaient rien de commun avec ceux-là. Ils étaient trop intimes, au point de n’exister que dans mon imagination, ou presque.
Pendant des années je me suis appliquée à ne pas faire de relation entre les choses. C’était aussi une façon de lutter contre ma mère, qui en soupçonnait et en voyait partout, toujours, sans jamais se remettre en question. La femme la moins scrupuleuse que j’aie connue. D’un culot inouï. J’ai fini par comprendre pourquoi. J’aurais pu trouver dommage qu’ayant elle-même eu à subir une forme de déni elle n’en ait pas préservé sa fille. C’est dommage, mais c’est logique. Et moi j’avais misé sur la logique. Pas sur une apparence de rationalité, comme elle. J’étais plutôt dans la lune, je cultivais mon côté tête-en-l’air, mais j’aimais les maths, qui me le rendaient plus ou moins bien. Peut-être que je doutais un peu trop.
En écrivant, je vois la contradiction entre ne pas faire de relations entre les choses et aimer la logique. Mais d’abord ce n’est pas si simple, je n’étais quand même pas aveugle quant à ce qui m’arrivait, je sentais confusément ce que je ne pouvais ou ne voulais pas formuler, et puis j’ai évolué (même si j’ai l’impression d’être la même depuis mes plus anciens souvenirs). Par ailleurs, je me demande si cette contradiction n’est pas aussi ordinaire que pour les adolescentes tenir un journal. Enfin, n’était.
Tu vois, je t’écris pour te parler de moi. Toi, tu as fait des maths, et je suis persuadée que tu as cru te démarquer ainsi de moi, peut-être même me déplaire et y prendre plaisir, un malin plaisir, puisque les maths c’était le domaine de Stof, ton père qui t’avait rejeté et auquel tu vouais une rancune haineuse, et je n’ai jamais osé te dire que Stof en maths ne me valait pas, mais ça c’est tout moi, je ne suis pas, je n’ai jamais été capable de dénigrer les gens, surtout pour me faire valoir.
Je n’ai aucune idée de ce qu’est devenu ce Fabien, ni de ce qu’est devenu le mien : toi. Je pensais avoir enfoui ce prénom si profondément dans ma mémoire qu’il ne pourrait advenir à la connaissance de personne, et puis il est ressorti tout naturellement quand il s’est agi de t’en trouver un, et je me rappelle avoir pensé, plus ou moins consciemment, que c’était une bonne manière de revivre mon passé tout en le dépassant, au su et au vu du monde, sans que personne se doute de quoi que ce soit.
À part ça, mon grand, comme j’ai peu à te dire ! Qu’est-ce que je connais de toi ? Chaque centimètre carré de ton corps, avant que tu ne me le soustraies, il y a dix ans à peu près, pour devenir un homme. Quant à ton âme, je la prenais pour un prolongement de la mienne, puisque j’étais capable de prévoir tes moindres réactions, tes moindres gestes, tes moindres expressions, tes moindres intonations, jusqu’à ce que tu te mettes à prendre la voix de ton père que tu avais à peine connu et que tu détestais. Et j’ai revu Stof, et Stof était devenu mon fils, et je l’ai un peu moins haï, mais je t’ai, je le crains, un peu moins aimé. Et aujourd’hui je voudrais réparer, réparer ce que pourtant je n’ai pas cassé, qui s’est défait tout seul, par la force des choses, de notre histoire, celle de ton père, la mienne, la tienne, celle de ta sœur aussi, ce petit bout de femme pour qui j’ai décidé dès sa naissance de ne pas m’en faire, elle s’en sortirait toujours, elle m’avait (elle m’avait !), alors que toi un jour tu m’échapperais, trop tôt, forcément, trop faible encore pour affronter la vie, les femmes, pour m’affronter moi ! Résultat, Clémence est partie à dix-sept ans, après avoir failli partir à seize, c’était ça ou mourir, sous notre toit ou ailleurs, elle a montré qu’elle pouvait passer à l’acte, et toi tu es resté, et je commençais à ne plus pouvoir te supporter. Et pourtant, mon cher fils, j’aurais tout donné pour ces soirées que nous passions à plaisanter ou, plus souvent, à ne rien dire, à nous entendre sans rien dire, assis dans le jardin, toi buvant quelques bières, moi fumant, jusqu’à la nuit noire.
La nuit qui est là maintenant.
Je crois que je vais une fois de plus dormir dans la voiture.
La vue est dégagée. La lune va bientôt se coucher, l’obscurité sera suffisante. Et ce monospace est très confortable.
Bonne nuit, mon cher fils,
Bonne nuit, ma chère fille,
Bonne nuit, Titus.
Bonne nuit, Louis.
Bonne nuit, Alice,
à qui j’écris souvent, je trouve.
Mais tu me réponds, c’est vrai, tu n’es pas sans me répondre !