L’Hiver minimal, 4

Publié le par Louis Racine

L’Hiver minimal, 4

 

II

 

L’appartement qu’on m’avait attribué me convenait d’autant mieux que, situé au dernier étage de l’immeuble, il y régnait un tel silence qu’on se serait cru plutôt au cœur de la jungle, encore que celle-ci n’offre pas vraiment le calme qu’on pourrait en attendre, et que, si, hormis des chants d’oiseaux et les cris de diverses bêtes inoffensives pour nous, généralement aucun autre bruit, s’insinuant dans cette trame ordinaire, ne vient frapper notre oreille, ce silence relatif semble constamment chargé de menaces et nourrisse l’anxiété au lieu de favoriser le repos, tant il n’est, en définitive, qu’un faux silence, un ronflement sourd et continu, produit par des millions d’animaux, invisibles pour la plupart (et, ceux que l’œil isole, l’esprit ne peut les rapporter au tout, ni reconnaître en chacun d’eux un atome, un exécutant à part entière de cette symphonie), une respiration de la vie à ses différents degrés d’accomplissement, si bien que, la reproduisant, plus fidèlement même qu’on n’inclinerait à le penser, les ventilateurs qui fonctionnaient à peu près en permanence dans l’appartement ajoutaient à la ressemblance que j’ai dite, avec cette divergence toutefois que, pouvant constater immédiatement l’origine d’un phénomène que je contrôlais du reste à mon gré par des interrupteurs, je me félicitais de ce que l’évocation ne comportât pas, des caractères de la chose évoquée, ceux qui eussent corrompu cette ataraxie. Par la baie vitrée donnant sur l’avenue, je me plaisais à considérer le flot des véhicules, mouvement qui, de ces hauteurs, paraissait aussi séculaire qu’inexorable, nié en somme par la double condition de cette régularité et de cette continuité, et dans laquelle on croyait saisir la raison de son génial silence. Mais quand j’ouvrais la fenêtre, et que le bruit du trafic, atténué par la distance, m’atteignait, chaque véhicule semblait soudain s’animer au sein d’une histoire qui n’était plus cette reptation intemporelle, mais résultait d’une pluralité de mouvements singuliers.

Dans l’entrée avait été fixé un miroir dans lequel je pouvais me voir des pieds à la tête. Je n’ai guère le goût qu’affectent certaines personnes de contempler leur image restituée à l’envers. Je me souviens pourtant de m’être arrêté une fois devant ce miroir. C’était le jour de mon installation, comme je venais de faire le tour de l’appartement. À la vérité, je ne me voyais pas ; j’avais collé mon front contre la glace, fermé les yeux, et je demeurai là plusieurs minutes, les bras ballants, les pieds écartés, leur face externe tournée vers le sol, dans cette attitude que j’aime à prendre parfois, quand je suis seul. Puis j’ouvris les yeux et, avant de me détacher du miroir, murmurai : « Edmond ! » Après quoi j’éprouvai une curieuse sensation de chaleur et allai me doucher d’eau froide.

Je ne m’étonnai pas de trouver dans la penderie des costumes à ma taille, dans l’armoire des chemises neuves, encore protégées par leur emballage de cellophane ; d’autres avaient été portées. Il y avait de la vaisselle sale dans l’évier, un fond de café tiède dans une cafetière. De toute évidence, l’homme à qui je succédais dans cet appartement – sans doute un membre de l’organisation – venait juste de le quitter (ce qui expliquait qu’on m’eût logé, le premier soir, à l’hôtel). Provisoirement peut-être ; mais ça ne me gênait pas d’habiter chez un autre, du moment qu’il ne me le faisait pas sentir par sa présence ou par des traces trop personnelles. Or j’eus beau fouiller placards et tiroirs, je ne trouvai rien pour me renseigner ni sur le caractère, ni sur les mœurs, ni même sur le nom du précédent occupant. La boîte à lettres portait seulement un fragment tenace, mais vierge, d’étiquette.

Je sortis téléphoner, l’appareil qu’on avait mis à ma disposition pouvant être branché sur une table d’écoute. À nouveau je demandai le numéro d’Helmut ; j’obtins rapidement la communication. Une voix féminine me dit qu’Helmut était en voyage. J’appelai ensuite le service des renseignements et me fis indiquer l’adresse correspondant au numéro. Une heure plus tard, après avoir, par précaution, changé trois ou quatre fois de bus, j’arrivai à destination.

Une femme vint m’ouvrir. De visage, elle ressemblait vaguement à ma mère – menton saillant, front bas, lèvres épaisses. Je me présentai : j’étais l’homme qui avait téléphoné. Je crus qu’elle allait se fâcher. Helmut ne rentrerait que la semaine prochaine. Je dis que j’étais de ses amis, et, comme elle s’étonnait qu’il ne lui eût jamais parlé de moi, donnai d’autres de mes noms d’emprunt, ce qui ne fit qu’accroître sa méfiance. Enfin j’entrai de force ; pistolet au poing, je poussai la jeune femme à reculons dans le corridor, jusqu’au salon, que je commençai à explorer, sans cesser de la tenir en joue. Sur une table étaient posées diverses photographies, dont une que je remarquai tout de suite, et qui montrait un couple de skieurs.

« Qui est l’homme photographié avec vous ?

– Mais... Helmut, naturellement !

– De quand date le cliché ?

– De l’année dernière. »

Ou l’épreuve ne ressemblait pas à l’original, ou ce n’était pas à l’original que j’avais eu affaire. Je demandai à voir d’autres photos. Sur aucune de celles qu’elle me tendit je ne pus reconnaître l’homme de la veille. Voyant mon désappointement, cela détermina peut-être la jeune femme, autant que sa curiosité en éveil, à davantage d’amabilité, et, sans transition, elle m’offrit de boire avec elle du pulque.

Je bus peu, et gardai le silence.

Quant à Helmut, il ne revit jamais son épouse. Au soir, elle fut priée par téléphone de se rendre à la morgue, pour reconnaître le corps, qu’on avait trouvé poignardé dans les toilettes d’un café. Je l’accompagnai ; c’était bien l’homme des photos, et personne d’autre. Comme la police n’avait pu mettre la main sur son portefeuille (ce qui avait retardé l’identification), elle conclut sans hésiter au mobile du vol. Une vague piste, ouverte par les indications d’un serveur, et suivie avec moins que rien d’énergie, la mena en quelques heures jusqu’à un pauvre type qui tirait toutes ses ressources de la cueillette et de la vente de champignons hallucinogènes, qui n’avoua jamais, et qu’on n’interrogea que le temps de préparer son exécution. Pour moi, ma conviction était acquise, et je redoublai de prudence. Je passai la nuit auprès de l’épouse éplorée, transpirai avec elle à l’enterrement, le lendemain matin, et m’offris, dans un bar moderne, une décevante glace à la banane.

 

(À suivre.)

Publié dans L'Hiver minimal

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
G
J'ai du mal à percevoir la cohérence de la démarche.
Répondre
L
Il y a là peut-être un indice, sinon une clé.