L’Hiver minimal, 44

Publié le par Louis Racine

L’Hiver minimal, 44

 

Il était plus de minuit quand, ayant offert à Sandrine de la raccompagner chez elle, je pris congé de Jérôme et de Catherine, enchantés, dirent-ils, de cette soirée ; ils ne faisaient que traduire un sentiment dont je crois volontiers qu’il se lisait sur mon visage.

Sandrine me quitta devant la porte de son immeuble, après m’avoir laissé entendre qu’elle aurait plaisir à me revoir, maintenant qu’une voix subitement jaillie d’un tréfonds du passé avait ravivé le feu de la rencontre.

Je hélai un taxi et rentrai chez moi.

L’immeuble où j’habitais ne m’avait jamais semblé aussi cocasse, avec son rideau de branchages griffus. Je grimpai lestement l’escalier ; mes pas sonnaient comme des rires dans l’obscurité sépulcrale qui caressait mon ascension. Le paillasson, brossé de neuf, les accueillit avec un frisson de contentement. Sur la table de la cuisine, la cafetière tendait vers moi son bec, tandis qu’un rayon de lune s’attardait cérémonieusement sur les rondeurs candides de ses flancs. Je bus un grand verre d’eau. J’étais heureux !

 

 

XII

 

Sandrine seule, parce qu’elle est là, a le pouvoir de me faire espérer. C’est, au fond de ses yeux, l’étincelle filante de la joie, et j’ai franchi le seuil, humant l’odeur des ans, le parfum de mon être redit par les murs et animant les meubles, et emplissant doucement tous les vases où vacillent quelques fleurs. Moi ; le même, l’autre qui revient comme une carte postale, simple et lisse à la façon de certaines surfaces...

Au fond de ses yeux, c’est toujours ce reflet, tandis qu’une musique pâle enveloppe mon cœur comme un linge frais, et surtout aux endroits qui n’avaient pas cessé de saigner. Le sourire délicat titillant ses joues, c’est un rêve que la nuit dévoile et protège à chaque instant. Le balcon se penche et nous n’avons pas peur ; la brise commence à serpenter entre nous, à l’intérieur le canapé sourit.

Au matin... au matin s’élève, blanc, rouge, un soleil perdu ; les toits en flammes, leurs tuiles qu’on croit voir fondre et couler le long des façades, ça ruisselle de couleurs entre les maisons ; le fracas des persiennes après le réveil des gens, ceux qui glissent une ou deux mains dans l’entrebâillement – tout respire encore le rêve – d’une fenêtre ; répond de loin en loin le tam-tam des premières rames, elles prononcent dans chaque gare des messages bizarres entrecoupés d’éclats de freins, et le sol tremble puis répercute cette alarme glorieuse qui remonte les rues pour envahir chaque chambre où gigotent dans leurs lits d’espérance les marmailles.

« Tu viens ? » La même voix au bout de cette musique qui me poursuit. Je me lèverai, comme je me serai toujours levé. « Tu viens ? » L’odeur du café chaud brûle mes narines ; dans la cuisine, une affiche touristique : c’est Qumrān. Et toujours cette musique, léchant les murs.

Nous beurrions des tartines. J’ai vu soudain l’horizon vaciller, une femme tournée vers moi qui l’attendais, ses vêtements sont froissés, ses mains discontinues, celles que j’avais couvertes de baisers ; à ses cheveux jaillis du fond de l’univers on devine qu’elle a fait le tour de la terre, elle a vu les continents flotter sur les mers et les mers plonger d’elles-mêmes au creux des abîmes ; à ses cheveux fous, on entend le vent qui l’a portée sur les plaines, au sommet des montagnes bleues et blanches. L’horizon était derrière elle sans bruit, mon cœur assis crépite. Moi le conquérant, moi le veuf des siècles, je vais cueillir son corps. Ses lèvres prises entre deux mots, on dirait qu’elles se débattent entre des liens invisibles. Sandrine parle souvent. Sa voix un peu rauque au début, puis s’attendrissant, enfin c’est un piano en pleine rhapsodie.

Attendre, mais pour ces sonates lumineuses, pour ces liserons vocaux pendus aux lobes en guise d’accroche-cœurs ou d’enfantillages.

 

Sandrine est enceinte ! C’est pour août. Aurai-je assez d’énergie ?

Toute la journée d’hier j’ai pleuré d’allégresse, et ce matin encore. Si c’est une fille, elle s’appellera Odile, si c’est un garçon, Guillaume. C’est elle qui a choisi ces prénoms, et son choix me trouble autant que sa grossesse. Aurai-je assez d’énergie pour surmonter ces émotions ?

 

Sandrine est là, et cet air de Peer Gynt renaît à mes entrailles, me résume et me transporte. Comment dire le conquérant baignant dans ses larmes invincibles ?

 

(À suivre.)

Publié dans L'Hiver minimal

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