L’Hiver minimal, 31

Publié le par Louis Racine

L’Hiver minimal, 31

 

VIII

 

Entre Olivier et moi se noua rapidement une profonde amitié. Il ne me fut pas difficile, en ce début d’année scolaire, de rétablir la situation de mon jeune protégé, et il eut vite rattrapé son retard ; même, il devint le meilleur élève de sa classe en mathématiques, au grand étonnement de mademoiselle Robineau, son professeur, qui depuis quelque temps l’avait pris en affection. Elle lui demanda des explications. Olivier me donna généreusement, si bien qu’un jour que j’étais allé le chercher à la sortie des cours, une femme jeune et belle s’avança vers nous en souriant et, glissant tendrement sa main sous le bras de l’adolescent et ses yeux dans les miens, déclara :

« Nous nous sommes tout dit. J’en ai appris de belles sur vous, cher monsieur. Mais à vrai dire je vous connaissais déjà. »

Je regardai Olivier, qui paraissait ne pas comprendre.

« Quand Olivier m’a révélé votre nom, poursuivit la jeune femme, j’ai tout de suite fait le rapprochement. Monsieur Kasack, j’ai chez moi un de vos ouvrages ! »

Je me sentis soudain mal à l’aise.

« Je n’ai jamais publié qu’un petit traité de mathématiques, voici une trentaine d’années... Mais il fut édité en Autriche.

– Monsieur Kasack, je m’intéresse beaucoup aux langues vivantes. Parallèlement à mes études de mathématiques, j’ai passé une licence d’allemand et je vais souvent à Vienne, où j’ai pu découvrir par hasard ce petit traité, comme vous dites, qui m’a captivée. Je l’ai montré à des amis mathématiciens ; eux aussi l’ont trouvé passionnant. C’est pourquoi j’ai retenu le nom de son auteur. Aujourd’hui je le rencontre en chair et en os. N’est-ce pas incroyable ?

– Excusez-moi, mademoiselle, de refroidir votre enthousiasme, mais je dois vous avouer que j’ai quelque peu délaissé les mathématiques depuis la rédaction de ce livre, pour ne renouer que tout récemment avec elles, grâce à Olivier...

– Vous êtes un remarquable pédagogue ! Vous avez sûrement des enfants...

– Je ne sais combien au juste. »

Mademoiselle Robineau éclata de rire. Je fis de même, puis, me reprenant :

« C’est pourtant la vérité, dis-je. Mademoiselle, l’homme dent vous avez aimé les élucubrations n’est qu’un aventurier miteux, qui remue sous une apparence respectable les plus sombres pensées. J’ai connu maintes femmes ; je les ai toutes négligées, préférant courir le monde, à la poursuite de quelque chimère, pour me retrouver enfin à Paris où je tente, depuis mon arrivée, au début de l’été, de mener une vie calme et utile, dans l’altruisme et la modération... Mais peut-être estimez-vous, vous aussi, qu’il est trop tard ? »

Mademoiselle Robineau me fixait de ses magnifiques yeux noirs, les lèvres serrées, les joues légèrement empourprées. Olivier nous avait quittés pour aller bavarder avec des camarades. Nous restions tous deux face à face, au milieu du hall d’entrée qu’éclairaient seulement les maigres rayons de soleil filtrés par des vitres troubles donnant sur un jardin. Bien qu’autour de nous se pressât une bruyante cohue d’enfants dont les cris rebondissaient sur les caissons sculptés du plafond, j’entendais le sifflement que faisait la respiration de la jeune femme. Elle était encore plus belle que je ne l’avais cru tout d’abord. Ses longs cheveux noirs encadraient de leur double flot élastique et soyeux un visage à la peau blanche et lisse, aux traits fermes. J’eus envie d’avancer la main pour caresser cette bouche, ce menton, ces joues, ce nez fin et droit ; je me contentai de serrer les poings dans mes poches. Je serais volontiers resté là, debout devant elle, à la contempler en silence ; Olivier, abandonnant ses camarades, revenait vers nous.

« Il faut que nous partions, dis-je.

– Déjà ? Ne pourrions-nous prendre un verre dans les environs ?

– J’accepterais avec plaisir, mais je crois qu’Olivier a hâte de faire ses devoirs.

– Tu sais, ça ne m’ennuie pas de rentrer seul, dit Olivier. J’ai l’habitude !

– Eh bien ! dit la jeune femme en riant, vos scrupules s’évanouissent d’eux-mêmes ! Au revoir, Olivier !

– Au revoir, mademoiselle ! Au revoir, Louis !

– Il vous tutoie ? dit la jeune femme quand il fut parti.

– Il en a décidé ainsi dès le premier jour. Cela m’a un peu surpris, mais je m’en accommode très bien.

– C’est un gosse épatant, dit-elle.

– Il n’a pas eu de chance...

– Pourquoi dites-vous ça ? C’est une chance pour lui de vous avoir rencontré !

– Et puis il a en vous un charmant professeur », lançai-je.

Elle rougit, hésita un instant et dit :

« Alors, ce verre ? »

 

(À suivre.)

Publié dans L'Hiver minimal

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