L’Hiver minimal, 30
Minuit sonnait quand je pénétrai dans mon bureau. Tout en caressant le bois noir de la pendule, je me sentais vibrer d’une joie intense. J’avais perdu Edmond, mais je ne serais plus seul désormais. J’avais aidé Charlotte ; surtout, j’aiderais le patron de la taverne, et Olivier. Je me sauvais en sauvant les autres. Jamais encore je n’avais su ce qu’était la sécurité, parce que je n’avais jamais cherché à le savoir. Je la confondais avec l’inertie, avec la routine, avec la médiocrité, j’en faisais l’indice d’une existence vaine. À présent, je brûlais du désir de servir les hommes. Ils avaient besoin de moi. Je devais agir sans plus tarder. Je m’assis à mon bureau, ouvris le cahier.
Ma tâche s’avéra bientôt plus aisée que le patron de la taverne n’avait semblé le craindre et que je ne l’avais moi-même espéré. Mon inquiétude se dissipait. Je n’avais jamais cessé de m’intéresser aux mathématiques. Dès mon arrivée à Paris, j’avais tâché de me replacer dans le courant dont les péripéties d’une vie aventureuse m’avaient éloigné. Ce soir-là, je pus me familiariser avec mon futur élève, déceler et mesurer ses lacunes, que j’avais hâte de combler par un enseignement gratuit.
Je fermai le cahier, me renversai dans mon fauteuil et allumai une cigarette. Restée sur la table, ma main gauche palpa la reliure lisse, collante, d’un livre qu’elle enfouit dans un tiroir. Elle s’y hasarda. Mes doigts rencontrèrent une surface rêche qu’ils ne reconnurent pas et qu’ils se mirent à explorer. Ils en suivirent lentement les contours, puis se glissèrent, sauf le pouce, entre le fond du tiroir et l’objet. Intrigué, je me penchai en avant et poussai un cri de doute. Sur le bureau reposait, protégé par une chemise de papier pelucheux, le manuscrit de l’Encremer. Comme pour consacrer cet instant, la pendule sonna deux heures.
Avez-vous déjà nagé dans l’Encremer ? demande Edmond dans son poème de jeunesse. Il y faut élan et retenue. De même je veillai alors à modérer mon ardeur, à réduire ma fougue, pour ne pas risquer de perdre mes forces en une vaine agitation ; et les feuillets du manuscrit étaient si minces, si légers, qu’ils se fussent envolés au moindre souffle. J’attendis donc que le rythme de ma respiration se fût ralenti. Puis je me plongeai avec délices dans l’Encremer.
Un coup de sonnette me réveilla. Il n’était pas loin de sept heures. J’allai ouvrir la porte. C’était le patron de la taverne.
« Bonjour, cher ami ! s’écria-t-il. Vous n’êtes pas malade, au moins ? On m’a dit que vos fenêtres étaient restées éclairées toute la nuit.
– Je ne suis pas malade ; entrez, je vous expliquerai.
– C’est que je n’ai pas beaucoup de temps ; il va falloir que j’ouvre. Descendez plutôt prendre le petit déjeuner.
– Je vous rejoins dans dix minutes. »
Je fis un brin de toilette, m’habillai et sortis. Je m’arrêtai quelques instants sur le trottoir, emplis mes poumons d’air frais. Un coup de vent me poussa dans la taverne.
Le patron était occupé à préparer du chocolat.
« *Quelle bonne surprise ! », m’exclamai-je, avec un accent allemand très prononcé. Il rit sans se retourner.
Je me hissai sur un tabouret et m’accoudai au comptoir. Il faisait un temps splendide pour la saison, et la taverne éclatait d’une lumière blanche et joyeuse.
« Olivier dîne ici ce soir. Si vous voulez être des nôtres... », dit le patron en m’apportant des croissants.
Mon intention première était de dîner en compagnie des poètes, mais je ne m’étais pas engagé, et, somme toute, je trouvai plus habile de ne pas m’imposer régulièrement dès le début de nos relations.
« Pourriez-vous, dis-je, demander à Olivier d’apporter ses livres ? Je lui donnerais bien une leçon dès ce soir.
– Je n’osais pas vous le suggérer. »
En quittant la taverne, je pris la direction de
Edmond était mort, il me laissait l’Encremer ; en vérité, il ne me laissait que cela [2].
Une idée me vint, si séduisante que je m’assis sur un banc pour lui accorder toute mon attention. Pourquoi ne pas montrer l’Encremer aux poètes du groupe Surgir ? C’était là le plus bel hommage que je pusse rendre à la mémoire de mon défunt ami. Bien sûr, j’éviterais de leur parler d’Edmond, je leur présenterais l’Encremer comme une de mes premières œuvres. Edmond me comprendrait sans peine. Je ne voulais pas le livrer lui-même en livrant l’Encremer ; et puis Edmond, c’était un peu moi.
J’attendis le soir avec impatience. Mes pas me conduisirent un peu partout dans Paris. Je déjeunai dans le quartier latin, puis regagnai le seizième arrondissement, en passant par le jardin des Tuileries. Quand j’entrai dans la taverne, le patron s’avança en souriant.
« Il vient juste d’arriver », dit-il.
Je m’étais imaginé trouver en face de moi un enfant frêle, chétif, aux joues creuses, comme je l’avais été moi-même à cet âge. Mais Olivier respirait la santé, parlait haut et cru et, bien qu’il n’eût que treize ans, était robuste, large d’épaules, aussi grand que moi. Il avait conservé, pourtant, une fraîcheur toute puérile que la puberté, loin de l’anéantir, commençait à transformer en une sorte d’élégance. Je croyais revoir Willy.
Après m’avoir broyé la main, il m’entraîna dans un coin de la salle, m’invita à m’asseoir, sortit de son cartable des cahiers, des livres, des crayons feutre, remit un peu de désordre dans sa tignasse blonde, et dit seulement :
« Au travail ! »
[1] Bien que composé de deux noms féminins, Encremer est du genre masculin (N. d. T.).
[2] Le manuscrit en question, dont une note de Jérôme Loupié semble préciser le titre, Calme sur l’Encremer, demeure malheureusement introuvable. Les traducteurs eux-mêmes ne l’ont jamais vu (N. de l’É.).