L’Hiver minimal, 23

Publié le par Louis Racine

L’Hiver minimal, 23

 

Nous étions arrivés devant un café où Cheveux-de-neige disparut le premier. Le patron nous serra la main à tous et nous promit « comme d’habitude, la meilleure table ». Nous nous assîmes dans un coin de la salle. L’endroit me plaisait, mes hôtes aussi, bien que je ne comprisse pas ce qu’ils me voulaient. Le patron reparut pour noter la commande. Tous optèrent pour une choucroute *directe, et je les imitai. Le patron, après m’avoir examiné plus attentivement, se tourna vers le petit vieux :

« Je ne connais pas monsieur, dit-il.

– Mais nous non plus, nous ne le connaissons pas. À propos, comment vous appelez-vous ?

– Casaque, Louis Casaque.

– Voilà qui me convient, monsieur Casaque. Aimez-vous la bière ?

– *Oui, sur ma foi, répondis-je, avec la nette impression de mal choisir mes mots.

– *Par conséquent, Claude, apporte-nous de la bière », dit le petit vieux au patron qui s’en alla.

« Je m’aperçois que nous ne nous sommes pas présentés, reprit-il en se penchant vers moi. Je suis Daniel Robur, poète ; le jeune homme assis en face de vous se nomme Benoît Foulon, et voici Michel Rossi. Tous deux sont *également poètes, bien qu’inégalement doués. »

Cette remarque fit planer quelque incertitude sur la table, où le patron venait de déposer quatre chopes ruisselantes.

« Nous appartenons, continuait Robur, nous et quelques autres, dont le monsieur que vous avez vu tout à l’heure et qui nous a fait l’impolitesse de refuser de se joindre à nous... je dis bien l’impolitesse, insista-t-il en posant sur Foulon un œil impatient ; nous appartenons au groupe Surgir, dont les membres s’expriment dans la revue Abrupts ; vous connaissez ?

– En vérité, je ne suis à Paris que depuis deux mois.

– Ah ! »

La choucroute arrivait. Délicieuse, craquant sous la dent et fondant sur la langue, puis se précipitant, toute palpitante, dans le gosier, elle nous régala. En servant les desserts, le patron s’entretint à voix basse avec Robur. Monsieur Grimardias le demandait au téléphone. Au bout de quelques minutes, Robur revint et s’excusa ; il devait s’absenter. Il ne prit que le temps d’engloutir son sorbet et d’avaler un cointreau que le patron tint à lui offrir.

Quand il fut parti, Foulon me dit en souriant :

« Cher monsieur Casaque, je crois que c’est Rossi et moi-même qui allons devoir payer votre repas.

– Robur, dit Rossi, sait se dérober au bon moment. Mais, au fond, c’est un brave type. »

Tous deux semblaient passablement éméchés. Pour moi, j’avais perdu l’habitude de boire de la bière. Je risquai une réflexion plutôt acerbe, que je tempérai du mieux que je pus par un ton désabusé :

« Monsieur Robur me paraît être en quelque sorte le chef de votre groupe ; *il vous tient la dragée haute ; vous le craignez... »

Foulon éclata de rire :

« Le craindre ? Robur ? » Il plongea le nez dans son armagnac, hilare.

« Ne vous y trompez pas, dit Rossi. Robur, certes, est un grand bonhomme, et nous estimons sa poésie un juste prix. Mais il ne nous impressionne pas outre mesure, même s’il se prend pour le démiurge en personne. Nous lui donnons le change, nous cédons à son caprice ? Cela ne nous coûte pas grand-chose. C’est lui qui a fondé notre groupe, n’empêche que son absence ne nous est jamais à charge... sauf, je vous l’accorde, quand il faut régler l’addition à sa place. Je vous le disais tout à l’heure, Robur est resté un enfant. Par exemple, il ne s’appelle pas Daniel Robur, mais Henri Gros ; et si vous avez le malheur de prononcer son véritable nom en sa présence, il vous boudera pendant une semaine. »

Foulon, qui n’avait pas cessé de rire, prit la parole à son tour :

« Mon cher Casaque, si vraiment vous tenez à placer notre groupe sous la tutelle d’un chef, je vous recommande plutôt Sologne pour cet emploi. Voilà un poète. Quand vous le connaîtrez mieux, vous en tomberez d’accord. N’est-ce-pas, Michel ?

– Je me le demande, dit Rossi. Tu as lu Banlieues radioactives ?

– Oui, et alors ?

– Ça vaut tout ce qu’a pu écrire Sologne ; ça m’a rappelé des pages de Pour venger Marsyas.

– Tu parles d’une référence !

– Je sais que tu es fâché avec le Marsyas. Reconnais tout de même que, de tous les recueils de Tessier, c’est le plus solide.

– Enfin, Michel, tu me déçois ! Moi qui aimais bien tes Embolies...

– Achève, je te prie. »

Je toussotai. Foulon se tourna vers moi ; Rossi alluma un cigarillo.

« Excusez-moi, dis-je, de vous poser une question aussi brutale, mais qu’attendez-vous de moi ?

– Vous avez plu à Robur. S’il est vrai que vous écrivez, joignez-vous à nous. Nous serons, que dis-je ? nous sommes ravis de vous accueillir

– Mais vous-même, monsieur Casaque, dit alors Rossi, qui êtes-vous ? »

Pris au piège, l’esprit égaré par tant d’alcool, je tentai de considérer avec lucidité la situation. Fallait-il céder ? Ils m’étaient sympathiques, m’offraient *à brûle-pourpoint le repas, m’initiaient à leurs controverses littéraires, je n’avais rien à leur refuser. Sans doute, j’allais me donner en spectacle ; mais je tâcherais de m’exprimer d’une voix lente, posée, simplement et sans bavardage. Surtout, je leur dirais la vérité. J’étais à l’aube d’une vie nouvelle ; il s’agissait de fuir le mensonge. Le rideau se lèverait. J’apparaîtrais ; moi, résultat d’une aventure dont aucune page ne resterait dans l’ombre, dont toutes seraient dépliées, soupesées, et offertes à des âmes attentives. Enfin je surmonterais mon passé par la seule force de la volonté. Oui, j’apparaîtrais, sur une musique douce et allègre, dans tout l’éclat de la vérité.

 

(À suivre.)

Publié dans L'Hiver minimal

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