L’Hiver minimal, 15

Publié le par Louis Racine

L’Hiver minimal, 15

 

Bertrand Jubeuf, de l’aveu de tous ses supérieurs, était l’homme des situations désespérées. N’avait-il pas réussi, aux Pays-Bas, grâce à la complicité des indigènes, à sauver mon père d’une inondation consécutive à la rupture d’une digue ? C’est pourquoi je voue à Bertrand Jubeuf quelque reconnaissance ; elle est à l’origine de mon incorporation dans le groupe Manuela, dont il faisait partie quand les circonstances que je viens d’évoquer nous amenèrent à nous rencontrer. Comme je passais fortuitement par Shanghai, où il séjournait, j’étais allé le remercier d’avoir préservé mon père de la triste mort qui eût été la sienne s’il ne l’avait aidé à descendre du toit du haut duquel, face à la mer furieuse, il criait des imprécations en se frappant la tête ; originaire d’un pays de lacs, mon père pourtant n’avait pas appris à nager. C’est du reste la seule incapacité que je lui aie jamais connue.

Bertrand Jubeuf devint rapidement mon ami, du moins le crut-il sans comprendre que, si mon intrusion au sein du groupe Manuela s’était trouvée facilitée par notre liaison, à aucun moment je n’avais perdu de vue les avantages que je pourrais tirer de mon appartenance à une organisation dont beaucoup de gouvernements souhaitaient identifier les membres. Jubeuf ne se douta jamais de la vérité, de même que ni lui ni ses chefs n’avaient soupçonné les raisons exactes de la présence de mon père à Scheveningen, raisons que j’ignorais moi aussi, puisqu’il attendait que je fusse parvenu à l’âge adulte pour me les confier. Or à l’époque de son sauvetage par des mains que je devais plus tard, dans un des nombreux bouges de la grande ville asiatique, couvrir de baisers, j’entrais seulement dans ma vingtième année.

Comme je méprisais fort Jubeuf, j’en voulais au hasard de son constant empressement à provoquer nos retrouvailles. Car c’est souvent ainsi que je le rencontrais : quand je m’y attendais le moins. Cette fois encore, je ne pus m’empêcher de ricaner d’impatience ; et je me rappelai quelques-uns de ces moments déroutants. Un soir, à Mégare, dans une psistaria où je venais de déguster un délicieux arni souvlas arrosé d’une bonne bouteille de vin résiné, je me heurtai à Jubeuf qui sortait des toilettes comme j’y entrais. Jugez de notre étonnement à tous deux. Trois semaines plus tard, à Walvis Bay, le taxi qui me conduisait chez Roland renverse un cycliste à un carrefour. Nous nous précipitons, le chauffeur et moi, au secours de la victime ; c’était Jubeuf, sain et sauf. Une autre fois, à Helsinki, je sortais de l’Ateneum quand, parmi la foule des visiteurs, je remarque une silhouette familière : Jubeuf. Le vingt décembre de la même année, à Jubbulpore, dans la salle enfumée d’une taverne où je m’apprêtais à fêter, maussade et seul, mon anniversaire, Edmond étant parti la veille pour Paris, je vois entrer un couple hilare. Jubeuf était le cavalier de cette jolie femme. Du temps que j’enseignais le latin à Rennes, Jubeuf vint inopinément assister à un de mes cours. Quelques mois plus tard, dans l’avion qui m’emportait en Norvège, pour une mission délicate, j’eus en la personne de Jubeuf un voisin de siège inattendu et fort bavard. Peu après mon voyage à Shanghai et notre première rencontre, je chassais dans la forêt natale, quand je faillis abattre Jubeuf dissimulé par un buisson. Je passerai sous silence les nombreuses réceptions où je fus convié, aux quatre coins du monde, et où je me présentai en même temps que Jubeuf, pour notre plus grande surprise à tous les deux. Je tairai nos rencontres dans les cinémas de Paris, de Rome, d’Alger, de Jérusalem, dans les théâtres, les bordels, les cimetières et les ports ; enfin je ne mentionnerai pas toutes les fois que je trouvai Jubeuf dans le lit de Charlotte.

Je le convainquis sans peine de m’aider. Il me donna de quoi payer mon billet d’avion et ma traversée, refusa d’entendre parler de remboursement. Je lui demandai comment l’hôtelier avait pu savoir que nous nous connaissions. Il m’apprit alors que Ramón était pour lui un ami de longue date, qui avait toujours fait preuve de loyauté et su mériter sa confiance, ce qui l’avait engagé, au cours de leurs fréquents entretiens, à lui parler de moi, surtout quand avait paru dans le journal, dernièrement, l’article me concernant. Quand nous nous séparâmes, Jubeuf pleura ; je l’embrassai, et allai me coucher.

À l’aube, je fis mes adieux à Ramón. Jubeuf, qui n’avait pas fermé l’œil de la nuit, m’attendait dans le hall. Il insista pour m’accompagner à l’aéroport. Je cédai. Dans le taxi, je m’efforçai de ne penser à rien, tâchant d’imiter mon compagnon chez qui c’était une disposition naturelle. Le voyage dura plus d’une demi-heure. Quand la voiture s’arrêta devant les bâtiments de Toncontín, Jubeuf ne broncha pas ; il avait le sommeil lourd. Je priai le chauffeur de le ramener à l’hôtel, réglai la course et, une fois descendu, refermai doucement la portière. Le taxi s’éloigna, doré par le soleil déjà haut dans le ciel.

Sur l’aire déserte qui s’étendait devant le bâtiment, le vent se leva, soulevant la poussière en nappes cinglantes.

Paris.

 

(À suivre.)

Publié dans L'Hiver minimal

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