L’Hiver minimal, 18

Publié le par Louis Racine

L’Hiver minimal, 18

 

Sur le mur bleu de l’établissement, un projecteur peignait mille figures qui voltigeaient devant mes yeux rougis. Le patron s’approcha : « Monsieur Casaque, vous semblez bien triste ce soir. Qu’est-ce qui ne va pas ? Si je puis vous soulager, je le ferai en toute amitié... » Levant les yeux, je vis qu’il pleurait un peu lui aussi. Convaincu alors de sa sincérité, je lui racontai tout, dans les moindres détails. Je lui parlai de Monique, d’Edmond, de mes parents, de toute cette existence qui me pesait si lourdement. À la fin de mon récit, il se leva de sa chaise, me contempla quelques instants et, visiblement embarrassé par le silence qui nous accablait tous deux, me donna deux tapes légères sur l’épaule, dans l’espoir de me réconforter. Je détournai la tête et recommençai à fixer les images qui envahissaient le mur de la taverne.

Une émotion terrible m’étrangla brusquement : là, sur ce mur, je venais d’apercevoir Monique et son père. Ils marchaient lentement, semblaient torturés par quelque peine affreuse ; et leurs larmes s’envolaient derrière eux. Je les suivais un moment puis elles se fondaient dans le mur et il ne restait que cette procession douloureuse. Monique venait d’abord ; son regard avait gagné en éclat. Son père s’avançait sur ses traces, à pas mesurés, les deux mains tendues vers le ciel dans le geste d’un suppliant déraisonnable et comme pour en maudire les funestes habitants. Vêtus de noir, ils marchaient maintenant vers moi ; leur taille devenait réelle, ils s’approchaient, planant encore – pesamment. Lorsque je les crus vivants, je poussai un cri et m’élançai pour les étreindre. Je ne rencontrai que le vide immobile. Tous deux s’en retournèrent aussitôt. Je leur criai de revenir : « Je suis là, c’est moi, Louis, ici, derrière vous ! » Inexorablement ils s’éloignaient, et sur le fond bleu du mur leurs formes s’évanouirent dans un dernier sursaut de vie lumineuse qui m’arracha un râle d’impuissance.

Des heures durant, je tentai d’oublier cette apparition. En vain. Pourquoi Monique et Edmond s’étaient-ils enfuis quand j’avais voulu les saisir ? Pourquoi ? Pourquoi cette lettre, pourquoi cette hallucination, au moment où je commençais d’aller mieux ?

Alors, Dieu parla à mon esprit : « Tu n’étais plus rien pour eux qu’un souvenir désagréable, me dit une voix intérieure ; comment pouvais-tu espérer qu’ils s’intéressassent à toi, pauvre nigaud ? Toi qu’ils ont oublié depuis longtemps déjà, dans le dernier sommeil. Te croyais-tu donc irremplaçable ? Un autre que toi te vaut bien ! Homme de peu de foi, quelle vanité ! », etc. Ces paroles me volaient des sanglots convulsifs, plus douloureux encore. La voix n’avait que trop raison :

 

Qu’as-tu fait, ô toi que voilà

Pleurant sans cesse,

Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà,

De ta jeunesse ?

 

Le désespoir qui naissait en moi quand je considérais la vacuité de mon être creusait sous mes pas un abîme vertigineux. J’aurais donné toute ma vie, toutes mes joies, tous mes souvenirs pour franchir ce fossé qui me séparait impitoyablement de l’avenir. Mon existence n’était plus qu’un haillon de fortune que je portais comme une tunique brûlante, puisqu’elle me rongeait chaque jour un peu plus la peau, et par endroits non squelette apparaissait déjà.

Épuisé, j’étais tombé à la renverse sur la banquette, entraînant dans ma chute la tasse de café que je n’avais pas encore vidée. Je vis le plafond tournoyer, le lustre s’y écraser. Tout mourait. Je m’endormis.

Sur des terres jaunes, je cueillais des champignons ; de jeunes esclaves nues riaient à mon approche. Un homme à la peau orangée m’assaillit et me frappa, parce que j’avais poursuivi sa favorite. Je me défendis, finis par vaincre le colosse d’un coup de pied au foie ; il s’enfuit en hurlant. La jeune esclave me contemplait, ravie : Moïra, lui dis-je. Elle sourit, s’approcha et j’admirai son corps. Comme j’allais la toucher, elle s’enfuit à son tour ; je me lançai à sa poursuite. Elle courait beaucoup plus vite que moi. Mais de temps en temps elle s’arrêtait et m’attendait. Un éclat de voix jailli non loin de mes oreilles me fit sursauter.

« Bien dormi, monsieur Casaque ? demandait le patron. Qu’est-ce que je vais vous servir ?

– Un café, murmurai-je en étouffant un bâillement. Quelle heure est-il ? Je me suis un peu assoupi et j’ai perdu la notion du temps. »

 

(À suivre.)

Publié dans L'Hiver minimal

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