L’Hiver minimal, 34

Publié le par Louis Racine

L’Hiver minimal, 34

 

Les aboiements cessèrent. Un pas lourd fit trembler le sol, à l’intérieur de l’appartement ; la porte s’ouvrit sur un homme que, sans les cris de Robur, je n’eusse que difficilement identifié à Sologne. Il portait à présent une paire de lunettes, aux verres ronds et bleutés, et pour tout vêtement, noué autour des hanches, un large turban élastique sur lequel la peau tombait en bourrelets flasques. Une longue pipe blanche, en terre, jaillissait de ses lèvres, qui s’avancèrent en un sourire. Sans desserrer les dents, Sologne crachota quelques mots de bienvenue, puis, traînant sur le plancher ses gros pieds humides et caressant ma nuque de son souffle chaud, il me poussa dans un étroit couloir qui débouchait sur un salon meublé avec goût. Allongé sur un divan, Robur, qui, en pantalon de velours et chemisette à manches courtes, les cheveux rejetés en arrière, le nez violâtre, agitait d’une main, pour s’éventer, une liasse de feuillets dactylographiés, esquissa de l’autre, à mon entrée, un geste de salut. À droite du divan se tenait un homme efflanqué, de taille et d’aspect médiocres, âgé d’une cinquantaine d’années. Près de lui, assis sur un tabouret, Foulon tournait le dos au piano. À l’autre bout de la pièce, à gauche du divan, apparaissait, en partie noyé dans la chevelure de Robur, le buste de Rossi, appuyé contre le large dossier d’un fauteuil colonial.

« Mes amis, dit Sologne, je vous présente monsieur Casaque. Comme vous le savez, monsieur Casaque est désireux de participer à nos réunions.

– Je ne fais que répondre à votre cordiale invitation », précisai-je, ce qui fit sourire. Sologne continua, s’adressant à moi :

« Vous connaissez déjà messieurs Robur, Rossi et Foulon. Voici Joseph Tessier. »

Le médiocre me tendit une main osseuse. Derrière ses lunettes carrées croupissaient deux yeux bouffis.

« Et voici monsieur Lelu », dit Sologne en regardant par-dessus mon épaule. Je découvris alors derrière moi un personnage dont je n’avais pas encore remarqué la présence, et qui se leva de son fauteuil pour me serrer la main. Je le trouvai charmant, malgré l’impatience et la nervosité que trahissaient ses moindres gestes ; car l’angoisse habitait cet homme au visage dur, fermé, aux lèvres minces et comme crispées, dans une interrogation profonde et informulable, par la volonté de vaincre et de conquérir. Je sentais obscurément qu’une amitié sincère et durable venait de naître entre lui et moi. Je plongeai mes yeux dans les siens, et nous restâmes ainsi face à face, durant quelques éternités dont aujourd’hui encore je goûte la saveur nouvelle. J’étais heureux de constater que l’espoir qui m’avait induit en ce lieu trouvait sa récompense dans la rencontre de deux titans affaiblis et pourtant à même, grâce à elle peut-être, de guérir, de faire éclater leur vigueur jusqu’alors insoupçonnée. L’inquiétude qui m’avait assailli à mon entrée dans ce salon se dissipait d’un coup. S’il m’avait d’abord semblé ne plus reconnaître dans Robur, dans Foulon ni même dans Rossi les providentiels sauveteurs de la rue Lepic, ces anges qui m’avaient extrait du bourbier d’insécurité où je pataugeais misérablement, n’osant plus lever le front vers le ciel ; si ce doute s’était avivé tandis que Sologne me présentait le déplaisant Tessier, dont j’avais entendu prononcer les éloges au cours du dîner à Montmartre, le personnage de Raymond Lelu devait m’apparaître comme l’unique et prodigieux point d’arrivée de cette aventure. Et le hasard qui m’avait rapproché du groupe Surgir était d’autant plus un hasard qu’il aboutissait à une confrontation positive, comme s’il n’eût été que l’agent d’une fin qui se fût envisagée elle-même.

« Mais j’oubliais de vous présenter Socrate. Gourmand, affectueux, cabotin, il a tous les défauts de sa race », dit Sologne, dont le sourire *pipé se mua en une horrible grimace. Robur toussa, dans un style remarquable ; il maîtrisait si bien ce phénomène qu’on avait l’impression d’entendre une dissertation, construite, variée, non dénuée d’humour ni de profondeur. Quand l’orateur se tut, Sologne, après m’avoir appris qu’on attendait encore deux visiteurs, m’encouragea d’un geste à m’asseoir sur une chaise à bascule.

Du divan, Robur me lança un bref regard qui parut involontaire, puis se mit à lire les feuillets qu’il tenait de la main droite, tandis que l’autre errait sur Socrate. Le caniche m’était presque aussi sympathique que Lelu. Sologne lui-même, accoutré comme j’ai dit, n’avait rien d’intolérable. Je le devinais astucieux et sensible. En tout cas il se montra, ce jour-là, très prévenant à mon égard. Comme il emplissait mon verre d’un whisky vieux de douze ans, Foulon lui posa une question si impertinente qu’elle le fit sursauter et en répandre une grande quantité sur mon pantalon, mais aussi sur la chemise de Robur ; le vieillard se leva d’un bond et se campa devant Sologne :

« Vous pourriez servir moins généreusement vos invités, mon cher Houdusse. Il y en a ici qui n’aiment peut-être pas le whisky... *Songez-y, avant de les inonder de vos largesses.

– Au point où vous en êtes, un petit remontant ne vous fera pas de mal, rétorqua Sologne assez rouge.

– Dites donc, je vous ai posé une question, reprit Foulon.

– Je t’en prie, Benoît... dit Rossi.

– Laissez-le parler, dit Sologne. Place aux jeunes ! Quoi donc, Benoît ?

– Je m’étonnais de ce que vous prétendiez attendre encore deux visiteurs. À part Herbst, je ne vois pas qui pourrait...

– Eh bien nous, nous voyons, dit Robur sans laisser à Sologne le temps de répondre.

– Évidemment, intervint Tessier, si Delatude veut venir ici, nous n’avons pas le droit de l’en empêcher.

 

(À suivre.)

Publié dans L'Hiver minimal

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