L’Hiver minimal, 25

Publié le par Louis Racine

L’Hiver minimal, 25

 

Cette histoire, en effet, m’en rappelait une autre. Sept ans plus tôt, du temps où j’étais chargé, à Karachi, de démanteler le réseau Gerboise, je m’étais un jour trouvé seul en plein désert, forcé d’aller à pied, ma jeep étant tombée en panne ; transmission en miettes. J’avais décidé de gagner un village que je supposais assez proche.

Donc je marchais depuis trois ou quatre heures, la nuque en feu et la langue en coton. Je longeais une colline formée par d’énormes blocs de roche amoncelés, et que le vent sculptait de sa gouge de sable ; comme je ne retrouvais pas le passage qui m’eût permis de franchir cette barrière, j’en commençai l’ascension, m’entaillant pieds et mains sur les mille couteaux de pierre qui dressaient vers le ciel leur menace sauvage, et dont les lames renvoyaient brutalement dans mes yeux l’éclat du soleil. Je n’avais guère progressé quand, cherchant à se refermer sur une saillie qui devait me servir d’appui pour accéder à une vaste corniche, ma main gauche s’immobilisa à quelques centimètres d’une étroite cavité, dans laquelle je vis avec horreur s’élever le corps d’un serpent ; bistre, court et gros, je savais sa morsure foudroyante. Tandis qu’il dardait sur moi les diamants de ses yeux, de sa tête plate jaillit une langue noire et agile.

Je sentis une lourde torpeur m’envahir, un liquide épais et glacial emplir peu à peu mon corps raidi. Impossible de retirer ma main ; attaquer de l’autre ? D’un geste lent et mesuré de mon bras droit, je balayai la paroi abrupte dans l’espoir de lui arracher quelque chose qui pût me servir d’arme. Je ne rencontrai que la roche ardente, lisse et nue. Mon bras gauche s’engourdissait, me devenait étranger. J’eus atrocement peur de ne plus pouvoir le contrôler ni le retenir de glisser de son appui. Je me vis perdu.

Non. Il me restait une tentative, tellement absurde en vérité qu’aujourd’hui j’ai peine à croire qu’elle ait réussi. La suprématie du serpent sur sa proie réside en particulier dans le pouvoir qu’il possède d’annihiler sa volonté, de lui ôter toute vigueur par son seul aspect. Mon projet consistait à surmonter d’abord mon ankylose naissante, puis à essayer de dompter mon redoutable adversaire. Comment ? Grâce à ce que la nature a donné à l’homme en faisant de lui le maître du monde vivant : la parole.

Perdu dans ce désert de rocailles, épuisé, tout mon corps brûlant d’une seule flamme, j’entrepris de raconter ma vie à un serpent bistre, court et gros. Je parlai ; discours interminable et incohérent, discours d’abandon et discours d’espoir, discours entre vie et mort. Le serpent m’écoutait, dressant au-dessus de ma main son front fuyant, tandis que je plongeais toujours mes yeux dans les siens. Je parlais sans cesse, ma langue était un champ de coton et mon palais un soleil.

Est-ce seulement vraisemblable ? Tout doucement, mon auditeur fléchit le cou ; je haussai le ton, débitant le discours que j’avais prononcé à Helsinki bien des années auparavant, lors d’un congrès archéologique ; je le connaissais par cœur. Le serpent se couchait, anneau après anneau, sur le sol poreux. Je hurlais : « Ceux qui, comme moi, ont approché ce chercheur-né... » ; lentement, le serpent s’éloigna, se coulant sans bruit entre les plis rocheux. Ivre de joie, je m’égosillai de plus belle : « Je voudrais maintenant que justice soit enfin rendue au mérite de cet autodidacte... » ; avant que le reptile n’eût disparu tout à fait, je bondis sur la corniche, ramassai une énorme pierre et, de toutes mes forces recouvrées, la jetai sur lui. « Cette perte nous navre... »

 

J’allumai une cigarette et regardai ma montre. Dix heures. J’aimais ce souvenir ; souvenir d’une autre solitude, il m’aidait à supporter celle-ci. À travers le pare-brise, je voyais la route se dérouler devant moi, toute droite, entre les bosquets d’arbres. Ces cigarettes avaient vraiment un drôle de goût. Il me fallait de l’essence. Pas une habitation à des kilomètres à la ronde ; et la voie ferrée passait beaucoup trop loin de la route. Attendre le serpent qui fume. Soleil en panne sèche.

Un bruit de moteur me réveilla. J’ouvris les yeux. Une grosse automobile noire s’approchait à vive allure, soulevant des nuages de poussière rouge. Elle s’arrêta à ma hauteur ; Roland en descendit. « Qu’est-ce qui se passe ? cria-t-il en claquant la portière. Rien de grave, j’espère ? » Rapidement je l’éclairai ; puis nous décidâmes d’abandonner là un véhicule aussi peu sûr.

Nous arrivâmes à Bhandāra vers l’heure du déjeuner. Dans le salon du bungalow de Roland, Angelino nous attendait. « Qu’est-ce qui s’est passé ? » demanda-t-il en italien. Un large sourire éclairait son visage. « Rien de grave, j’espère ?

– Non, répondis-je ; j’ai dormi. »

 

(À suivre.)

Publié dans L'Hiver minimal

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