L’Hiver minimal, 9

Publié le par Louis Racine

L’Hiver minimal, 9

 

Cependant j’arrivais au bassin circulaire qui occupe le centre du parc. Je m’apprêtais à le contourner, lorsque je remarquai, assis sur la margelle et absorbé par le spectacle de voiliers miniatures glissant sur l’eau, un homme dont immédiatement je crus reconnaître la silhouette. « Tiens, me dis-je, mais c’est Jack ! » Puis je me ravisai : j’avais laissé Jack à Antofagasta, quelque trois années plus tôt. Que fût-il venu faire ici ?

J’allais conclure à un cas de ressemblance, mais, voulant en avoir le cœur net, je longeai la margelle jusqu’à me trouver assez loin du personnage pour pouvoir l’examiner discrètement, et de face. Je ne m’étais pas trompé, c’était bien Jack.

Tandis que, troublé par ce caprice du hasard, je reprenais ma progression le long du bassin pour rejoindre mon ancien associé – et, doublement, *boucler la boucle [1] –, deux hommes s’approchèrent de lui et lui parlèrent dans des termes que la distance m’empêchait de saisir. Le ton monta ; la discussion semblait devoir mal finir. Jack se leva, cria quelque chose comme des injures. Les deux hommes l’empoignèrent. Décidé à le défendre, je m’élançai. Jack m’aperçut.

Aussitôt il cria en espagnol : ¡ Vaya te ! ¡ De prisa ! Mais déjà, sur un coup de sifflet lancé je ne sais d’où, une dizaine de policiers en civil surgissaient des bosquets voisins et nous encerclaient. Jack esquissa un geste en direction de sa gabardine. Un des policiers le maîtrisa, pendant qu’un autre me passait des menottes. Nous quittâmes le parc. On nous fit monter dans un fourgon cellulaire qui démarra en trombe. Jack, prostré, tenait à deux mains sa tête, dont il donnait de temps à autre un coup contre le banc métallique.

 

 

V

 

Toute la journée, il plut. « Il pleut », dit doucement Jack, replié sur ses genoux osseux ; je répondis par une moue de dégoût, que mon camarade ne parut pas distinguer.

Tombant du plafond, des gouttes puantes trouaient quelquefois, de leur prompt scintillement, la pénombre étouffante, avant de s’écraser dans une écuelle que maintenant les rats dédaignaient.

Notre évasion ne serait pas pour cette nuit. Je ruminais ces mots, ainsi que le chewing-gum affadi qu’un gardien avait, par jeu, lancé par le judas. La chose gluante s’était accrochée à mes cheveux, mais leur longueur m’avait permis, en les suçant, d’en récupérer un peu. Remodelé en une infâme boulette, cela nous redonnait confiance à tour de rôle, à Jack et à moi.

Machinalement, Jack s’assit au piano et fit semblant de jouer une valse. Au bout de quelques minutes, il abandonna. Nous n’avions pas le cœur à rire. Le gardien montra sa face violacée par l’ouverture ménagée à cet effet dans la porte de notre geôle. Puis il s’éloigna.

On entendit à nouveau des cris inhumains, quelque part dans la prison. « Ça va s’arrêter », affirma Jack ; « ils ne reprendront que demain matin. »

Il s’était levé. Il s’approcha de la porte et à travers le judas dit quelque chose au gardien, qui lisait le journal local, assis à une petite table de bois peinte en blanc. Étonné, le gardien leva les yeux, et fut bientôt capable de prononcer, assortie d’un geste obscène, cette réponse décourageante : No smoking. Puis il tira de plus belle sur son mégot, se brûlant doigts et lèvres, ce qui nous soulagea.

À mon tour je m’installai au piano. À peine eus-je posé mes doigts sur les rares touches, qu’une image s’imposa à mon esprit, suivie d’une multitude d’autres ; je revoyais mon enfance.

 

Je descendais chaque soir le raidillon que mon père avait taillé de ses mains entre notre demeure et le village. Mes pots à lait à bout de bras, je courais comme un cabri sur les pierres tranchantes et les éclats de verre dont il avait semé le chemin pour écarter les visiteurs indésirables et décourager les colporteurs, auxquels leur commerce, disait-il, rapportait rarement de quoi s’acheter ne fût-ce qu’une paire de sandales, et qui en étaient réduits à parcourir pieds nus nos belles régions.

Sitôt franchie la clôture qui entourait notre propriété, je bondissais vers les prés teintés par les plis rougeâtres du couchant, dont le reflet frangeait la barrière des monts. Arrivé à mi-pente, je pouvais distinguer, entre les vieux sapins qui s’élevaient au creux de la vallée, la masse noire des premières maisons du bourg. Me fiant à cette vision rassurante, je continuais à dévaler le chemin, sauvagement.

Une fois que le père Thomas avait rempli mes pots des litres réglementaires, il me donnait une petite tape sur la joue, et je prenais le chemin du retour, escorté par les commentaires affectueux de bonnes femmes attendries qui murmuraient, assez fort cependant pour me permettre de savourer le charme bienfaisant de ces propos : « Le brave petit homme ! Quel courage il a, pour sûr ça fera un beau garçon et un bon soldat ! » J’accélérais alors le pas, rehaussais mes épaules alourdies et, la mine innocente, poursuivais mon ascension dans la pénombre ; bientôt je m’engageais sur le chemin tortueux qui, coupant du nord au sud la forêt, rencontrait le sentier escarpé menant à notre ferme.

Mon pas se faisait plus lent, plus pénible tandis que je traversais la forêt, tous mes efforts tendus vers la lueur perçant au cœur des arbres, fanal mystérieux qui me délivrerait de la nuit plus sombre que les ramures de certains vieux chênes répandaient au-dessus de ma tête. Les pots de lait pesaient plus lourd au bout de mes bras, que je prenais un plaisir puéril à laisser étirer jusqu’à la limite de leur résistance. Quand j’abordais enfin le sentier, je m’accordais quelques instants de repos, sans excès, par crainte de la colère paternelle, si violente. Les marches qui découpaient le raidillon en mille épreuves successives faisaient un calvaire atroce, et il n’était pas rare que mon père vînt me chercher, plus tard dans la nuit, et me trouvât endormi sur l’extrême bord de l’abîme effrayant que je côtoyais durant toute la montée.

 

(À suivre.)

 


[1] En français dans le texte, comme désormais tous les passages en italique précédés d’un astérisque (N. d. T.).

Publié dans L'Hiver minimal

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J
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