L’Hiver minimal, 39

Publié le par Louis Racine

L’Hiver minimal, 39

 

Au cours de ces réunions, j’eus souvent l’occasion de noter le souci quasi valétudinaire qu’avait Robur d’affirmer sa supériorité sur son entourage, par la quantité de son débit oratoire et de sa production poétique. Il semblait mettre un point d’honneur à couvrir de sa plume étonnamment alerte le moindre fragment de papier passant à sa portée, de sa voix criarde celle de ses compagnons. Un jour qu’il se montrait particulièrement bavard, je commençais à m’assoupir quand je l’entendis déclamer, emporté par le flot de son propre discours, des vers du grand Virgile, en les déformant :

 

Bacchatur vates, si magnum pectore possit

excussisse deum.

 

Je corrigeai aussitôt :

« Magnum si pectore...

– N’est-ce pas ce que j’ai dit ? miaula Robur en agitant sa crinière.

– Cher monsieur, je ne me serais pas permis de vous interrompre...

– Vous avez sans doute raison, dit Robur. Mais ceci est des plus curieux : je sais fort bien que je commets souvent une erreur sur cet hexamètre ; cependant l’esprit humain est ainsi fait que cela ne me rend pas pour autant capable de distinguer le vrai texte du faux, lequel, du reste, vous me l’accorderez, est correct du point de vue de la scansion. N’avez-vous jamais rencontré pareil dilemme, monsieur Casaque ?

– *Si fait, et fréquemment. De l’expérience de l’erreur notre mémoire ne retient souvent qu’une information à deux faces, sans que nous puissions décider laquelle est la vraie ; et chaque fois que nous rencontrons un de ces couples indissociables, une sorte de *mauvais génie nous porte à opter pour le faux, donc à récidiver. À mon avis, l’erreur initiale ainsi promue au rang de modèle prend naissance au plus profond de notre inconscient, là où s’exerce une influence prioritaire sur la formulation de notre savoir. Cette priorité, tout aussi bien chronologique, ne manque pas de perdurer au détriment de la vérité venue de l’extérieur et ressentie comme agressive, surtout dans le cas d’une correction. Je serais tenté de voir là un caractère conservateur, réactionnaire de l’esprit. La défection de notre faculté de validation, de notre discernement en somme, s’expliquerait par la survivance dans le souvenir, survivance latente, sans cesse reconduite par de nouvelles expériences, de cette dépossession originale, et peut-être même la plus originale de toutes, je veux dire la naissance, qui nous apprend brutalement que la vraie vie n’est pas ce que nous croyions.

– Non seulement vous dites des choses intéressantes, mais encore vous les dites si bien que j’ai peine à croire que le français ne soit pas votre langue maternelle, dit Robur.

– J’ai enseigné la philosophie à Paris, il y a bien longtemps de cela, dis-je.

– Vous étiez dans l’enseignement ? Figurez-vous que je l’avais supposé dès notre première rencontre, et tout à l’heure encore : votre ton quand vous m’avez repris, votre prononciation et votre scansion du latin m’ont rappelé un professeur que j’ai eu à Alger où je faisais mes humanités, dans la même classe que Grimardias. Au reste, mais ceci ne vous concerne plus, mon cher Casaque, ce professeur, un certain Goldmund, était ce qu’on appelle *une peau de vache ! Je me souviens d’une histoire qui est arrivée à Grimardias. Goldmund l’avait puni de quatre heures de retenue, à purger le samedi suivant. Grimardias se présente, son dictionnaire sous le bras. Son bourreau lui donne six pages de Tacite à traduire. Grimardias proteste ; douze pages. Il proteste encore ; trente pages. Puis cinquante ; comme le livre n’en proposait pas davantage, notre condamné, après une ultime démonstration de mauvaise grâce, se voit retirer son dictionnaire. Et l’autre déclare qu’il n’était pas pressé, que personne ne l’attendait, qu’il pouvait rester là jusqu’au lundi matin ; Grimardias n’avait plus qu’à s’incliner. Il se met au travail.

« Traduire cinquante pages de Tacite sans l’aide du dictionnaire, c’était une rude épreuve, même à cette époque. À huit heures, Grimardias n’a pas achevé le quart de son ouvrage. L’autre tire alors de son énorme cartable un sac de couchage qu’il étale sur le sol, puis un pyjama et quelques revues. Il se déshabille, se couche, et commence à lire. Vous imaginez l’étonnement de Grimardias ; mais Tacite réclame toute son attention. Deux heures s’écoulent encore ; Goldmund donne alors cette consigne : « Réveillez-moi demain à cinq heures ». Puis il se retourne, cale sa tête sur le dictionnaire et se recroqueville dans son sac de couchage. Quelques minutes plus tard, des ronflements lugubres, amplifiés par le volume de la salle, viennent perturber le travail déjà pénible de Grimardias. À cinq heures, au terme d’une nuit épouvantable, durant laquelle il a maintes fois tenté, mais en vain, de récupérer son bien, Grimardias, épuisé, son *pensum achevé, cherche à tirer son professeur d’un sommeil peu réparateur, à en juger par les cris qu’il avait poussés, paraît-il, en permanence, contribuant du moins à tenir sa victime éveillée. Mais, douillettement pelotonné dans son cocon, il reste sourd à ses sollicitations. Grimardias n’a plus la force de lutter ; il pose sa copie, arrache au dormeur son oreiller et s’enfuit en courant ; il évite de justesse le concierge qui, attiré par la lumière, traversait la cour, et, sans répondre à ses sommations, franchit le porche et se retrouve dans la rue.

« Ainsi finit cette incroyable histoire. Détail troublant : nous ne revîmes jamais ce professeur ; et personne n’a jamais su ce qu’il était devenu. On a prétendu qu’il avait été révoqué de l’enseignement pour alcoolisme. Selon certains de ses collègues à qui il se serait confié, il aurait souffert d’être un écrivain raté, son père l’ayant très tôt détourné d’une brillante carrière littéraire. »

Chère destinée !

 

(À suivre.)

Publié dans L'Hiver minimal

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